L'histoire de DeDe.
Mary Ann brancha le magnétophone.
- J'ai peur d'être un peu confuse, avoua-t-elle. Je ne sais pas exactement par où commencer.
- Ce n'est pas votre faute, la rassura DeDe. Je ne vous ai pas laissée voir toutes les cartes.
Elle avait des cernes tellement noirs, remarqua Mary Ann, qu'on aurait cru qu'elle venait de se faire refaire le nez. Mais qu'est-ce qui s'était donc passé ?
- Où sont les enfants ? demanda Mary Ann.
- En haut, avec maman et Emma. Je ne veux pas qu'ils me voient comme ça. Ni l'un ni l'autre.
- Je comprends.
- Franchement, je ne sais pas ce que vous pensez de moi depuis tout ce temps. J'imagine que vous avez toutes les raisons de croire que je suis folle à lier.
- Pas du tout.
- Eh bien, ça ne va pas aller en s'arrangeant, soupira DeDe. Je peux vous l'assurer. J'imagine que vous savez déjà que Jim Jones n'était pas quelqu'un de très sain.
- C'est un euphémisme.
- Physiquement, je veux dire. Il avait du diabète et de l'hypertension. L'une des femmes qui couchaient avec lui m'avait dit qu'il ne devait pas prendre plus de mille sept cents calories par jour, mais qu'il n'arrêtait pas de boire des sodas et de manger des bonbons. Il avait également des problèmes de toux chronique.
- J'ai lu ça, oui.
- Il toussait constamment. Mais beaucoup de membres du Temple croyaient que c'était parce qu'il prenait en lui leurs maladies.
- Je ne saisis pas.
- Eh bien, il soignait les gens, voyez-vous. En tout cas, beaucoup d'entre eux le considéraient comme un guérisseur, il leur jouait un petit numéro. Il faisait des séances de guérison, il priait pour quelqu'un qui avait... disons un cancer, puis il sortait de la pièce et y revenait cinq minutes plus tard avec des entrailles de poulet dans la main en disant que c'était le cancer.
- Vous voulez dire que...
- Il prétendait avoir extirpé le cancer de leur corps.
- Et ils le croyaient ?
- Certains, oui. Et d'autres faisaient semblant de le croire, parce qu'ils étaient d'accord avec sa philosophie.
- Comme un tas de personnalités dans le pays.
- Oui. Et un grand nombre de ces illuminés croyaient qu'il prenait en lui leur maladie dès qu'ils étaient guéris. C'était son Calvaire à lui. Ses souffrances étaient d'autant plus dignes de pitié, c'est ce que l'on nous disait, que c'étaient les nôtres et qu'il les prenait en lui.
- Quelle horreur !
DeDe haussa les épaules.
- Vous n'imaginez pas la grandeur d'âme que ça laissait supposer à l'époque.
- Vous n'y croyiez pas, quand même ?
- Le fait est, expliqua DeDe avec une sorte d'agacement, qu'il était malade. Tout le monde le voyait. C'est facile d'y repenser maintenant et de voir que c'était en grande partie psychosomatique, ou je ne sais quoi d'autre... Mais à ce moment-là, ça faisait sacrément vrai. Tout comme son arthrite. On voyait très bien les déformations de ses mains et de ses poignets. J'ai été bouleversée, la première fois que je les ai vues. Je suis entrée dans la pouponnière un jour et je l'ai trouvé avec les jumeaux...
- Il y avait une pouponnière ?
DeDe réfléchit un instant :
- La pouponnière Cuffy, pour être précise.
- Cuffy ? répéta Mary Ann.
- C'était un héros noir de la libération du Guyana.
- Ah, d'accord.
- Enfin toujours est-il que Papa... que Jones était là dans la pouponnière, tenant le petit Edgar dans ses bras en lui chantant quelque chose... avec ses mains énormes et tout enflées. C'était à la fois pitoyable et affreux. J'aurais dû être révulsée, j'imagine, mais tout ce que j'ai éprouvé, ç'a été une espèce de pitié... et de panique, évidemment. Je me suis approchée pour entendre ce qu'il chantait, mais ce n'était pas son hymne révolutionnaire, comme d'habitude. C'était une berceuse : Byebye, mon bébé bécasse.
Mary Ann faillit se laisser attendrir, mais elle se retint juste à temps.
- Il devait y avoir chez lui un côté séduisant pour que vous soyez restées aussi longtemps, D'orothea et vous. Vous n'aviez même pas projeté de vous enfuir, avant d'être mises au courant de l'histoire du cyanure ?
DeDe secoua la tête :
- Non. En partie à cause de sa maladie, je crois. Ça lui donnait un air moins dangereux, plus vulnérable. Et en partie parce que... j'avais pris l'habitude. C'était un univers de merde, mais au moins, je savais comment il fonctionnait, vous comprenez ?
Mary Ann hocha la tête en se rappelant brusquement qu'elle avait éprouvé la même chose à Halcyon Communications.
- Le fait est, poursuivit DeDe, que j'étais une idiote. J'ai même pleuré quand il nous a tous appelés pour nous annoncer qu'il avait un cancer.
- Quand ça ?
- En août, je crois. Au début d'août. Un peu plus tard dans le mois, un médecin du nom de Goodlett est venu de San Francisco. Il a examiné Jones et lui a dit qu'il ne voyait aucun symptôme de cancer. Il a déclaré qu'il souffrait peut-être d'une mycose aux poumons. Quoi qu'il en soit, il a essayé de convaincre Jones de quitter la jungle pour passer des examens, mais Jones était terrorisé à l'idée de partir de Jonestown, même pour une journée. Charles Garry avait fait en sorte qu'il puisse se faire examiner à Georgetown, sans se faire arrêter, je veux dire, mais Jones avait peur qu'il y ait une rébellion en son absence.
- Donc, il raisonnait encore avec lucidité.
- Quand il s'agissait de contrôler les gens, toujours, reconnut DeDe. Évidemment, vers la fin de l'été, il a commencé à devenir accro. Quaalude et cognac, Elavil, Placidyl, Valium, Nembutal, tout ce que vous voulez. Marceline le voyait se déglinguer sous ses yeux et elle s'est rendu compte qu'il fallait faire quelque chose.
- Qui était Marceline ?
- Sa femme.
- Ah oui, dit précipitamment Mary Ann qui se sentait de plus en plus idiote. J'avais oublié qu'il était marié.