Vacheries.

 

De l'autre côté de la ville, sur Valencia Street, Michael et Ned partageaient une bouteille de Calistoga au Devil's Herd, le bar country-western le plus fréquenté de la ville.

Ce que Michael appréciait le plus dans ce saloon, c'était son "authenticité" : le raffut discordant de l'orchestre comme dans une petite ville du Middle West, les colliers de chevaux qui pendouillaient du plafond et les goudous en cow-girls d'opérette qui braillaient depuis le bar leurs "Yahoo !".

S'il plissait juste un tout petit peu les yeux, les mecs qui dansaient ensemble sur la piste pouvaient passer pour des trappeurs qui avaient vécu ou des chasseurs de primes excités qui faisaient avec ce qu'ils avaient, en attendant l'arrivée du prochain convoi de filles venu de l'Est.

C'est vrai, les fresques représentant des cow-boys musculeux juraient avec le reste par leur côté un peu urbain, mais Michael trouvait ça bien égal. Un jour, se disait-il, les peintures homo-érotiques de Beefcakes qu'on trouve dans les bars de San Francisco seront aussi prisées que l'art officiel des années trente et le style Art déco.

- Oh, regarde ! s'écriera alors un ouvrier raffiné (mais sexy) en arrachant un lambris pourri. On dirait qu'il y a une peinture là-dessous ! Mon Dieu ! Mais c'est de l'école Tom of Finland !

 

L'orchestre jouait Stand by Your Man. À peine eurent-ils reconnu l'air que Michael et Ned se sourirent en un même réflexe.

- Jon adorait ça, dit Michael. Mais seulement la chanson. Pour ce qui était de la mettre en pratique et de se contenter de rester avec son mec dans la vie réelle...

Ned prit une gorgée de Calistoga.

- Je croyais que c'était toi qui l'avais plaqué.

- Oui, bon : dans les faits, peut-être. Mais on s'est mutuellement plaqués, finalement. Ç'a été un grand soulagement pour nous deux. On a eu sacrément de la chance, je t'assure. Il y a des fois où ça n'est pas si facile, de sortir d'une relation SM.

- Attends un peu, là. Depuis quand est-ce que vous...

- SM, répéta Michael. Streisand et Midler. Lui, il aimait Barbra Streisand. Moi, j'adorais Bette Midler. Ç'a été l'enfer. Un enfer constant et total.

Ned éclata de rire.

- Là, j'ai pas marché : j'ai couru !

- Je suis sérieux, dit Michael. On se disputait là-dessus tout le temps. Un dimanche après-midi où Jon écoutait Evergreen pour la millionième fois, je n'ai pas pu m'empêcher de lui demander ce qu'il trouvait exactement à cette... Je crois que j'ai dû dire : "... cette connasse avec son gros pif qui chante comme une casserole".

- Mince ! Et qu'est-ce qu'il a répondu ?

- Il s'est comporté d'une manière très adulte, en fait. Il m'a calmement fait remarquer que le nez de Bette est plus gros que celui de Barbra. Et j'ai failli lui écrabouiller le crâne avec sa saloperie de presse-papiers en baccarat.

Cette fois, Ned s'esclaffa. Un cataclysme qui signala à Michael qu'il avait touché en plein dans le mille. Ned était la seule personne de sa connaissance à avoir un rire aussi tonitruant.

- Je te jure, insista Michael. C'est vrai. Au mot près.

- Ouais, dit Ned, mais les gens ne rompent pas pour des trucs comme ça.

- Eh bien...

Michael réfléchit un instant.

- Je crois qu'on s'obligeait mutuellement à faire des choses qu'on ne voulait pas faire. Il me forçait à classer mes disques par ordre alphabétique. Je lui faisais manger du beurre de cacahuètes avec morceaux plutôt que sans. Je devais coucher dans une chambre aux murs bordeaux. Je lui préparais des plats cuisinés surgelés. On n'était pas d'accord sur grand-chose, quand j'y pense, sauf sur Al Parker et les glaces Rocky Road.

- Vous couchiez un peu à droite à gauche ?

- Tu penses ! Il était hors de question que nous, nous endossions une caricature de rôle hétéro. Le sauna, ça y allait ! Je ne compte pas le nombre de fois où je me suis retourné dans le lit en disant à un inconnu bien bandant : "Tu adorerais mon mec !"

- Ça t'est arrivé, de revoir plusieurs fois le même mec ?

- Une fois, dit tristement Michael. Mais ç'a été la seule. Jon a fait la gueule pendant une semaine. J'ai bien compris pourquoi, d'ailleurs : une fois, c'est pour la récréation ; deux fois, c'est déjà une liaison. On apprend ce genre de petites nuances subtiles, quand on est marié. C'est pour ça que je ne le suis plus.

- Mais tu pourrais remettre ça, hein ?

- Pas en ce moment, répondit Michael en secouant la tête. Il va me falloir du temps. Je ne sais pas... peut-être que ça ne se reproduira plus jamais. C'est un don, non ? Mais il y en a qui ne l'ont pas.

- Il faut en crever d'envie, répliqua Ned.

- Alors peut-être que je n'en ai pas assez envie. C'est une possibilité. Une possibilité, quoi...

Michael avala une gorgée de Calistoga et se mit à pianoter sur le bar en suivant la musique. L'orchestre faisait une pause. Quelqu'un avait mis une pièce dans le juke-box et Hank Williams Jr chantait Women I Never Had.

Michael tendit la bouteille à Ned.

- Tu te souviens de Mona ? demanda-t-il.

- Ton ancienne colocataire ?

- Oui. Eh bien, Mona disait qu'elle arrivait toujours à supporter la vie sans mec tant qu'elle avait cinq bons amis. En ce moment, la situation se résume à ça pour moi.

- J'espère que j'en fais partie.

Michael plissa le front tout en comptant rapidement sur ses doigts.

- Bon sang ! dit-il finalement. Je crois même que tu comptes pour trois.

 

 

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