Quelle importance ?
En rentrant de chez Perry, Brian s'arrêta pour un vide-grenier dans une maison d'Union Street et acheta vingt-cinq cents une antiquité : un disque de Peter, Paul and Mary.
Étaient également en vente : deux albums de Shelley Berman, l'un des premiers disques des Limelighters avec Glenn Yarborough et les bandes originales de Diamants sur canapé, de Mondo Cane et de Du silence et des ombres.
En d'autres termes, toute sa jeunesse !
Rien de tel qu'une pile de vieux albums cornés pour vous rappeler que le passé était un poids mort, une sorte de trop-plein de bagages qu'il faudrait jeter par-dessus bord quand la mer devient mauvaise. C'est en tout cas ce que se disait Brian.
Néanmoins, il alluma un joint en rentrant à Barbary Lane et fredonna gaiement If I Had a Hammer, Five Hundred Miles et Puff the Magic Dragon.
Est-ce que ça faisait vraiment dix-huit ans, bon sang, la moitié de sa vie !, que Nelson Schwab l'avait pris à part pour le mettre dans le secret des dieux et lui confier que Puff était en fait, ah, merde alors !, une métaphore pour la marijuana ?
Oui, ça faisait vraiment dix-huit ans !
Il sombra dans la déprime, puis il arracha le disque de la platine et le fit voler en éclats avec le marteau qu'il rangeait dans sa boîte à outils sous l'évier : symbolisme inexcusable, certes, mais d'une certaine manière tout à fait satisfaisant.
Voilà pour les griffes implacables du passé ! Et maintenant, qu'allait-il faire du présent ?
Les offres d'emploi des petites annonces du Chronicle étaient si désespérantes que Brian remit à plus tard toute décision relative à sa future carrière et descendit aider Mme Madrigal à préparer le repas d'anniversaire de Mary Ann. Il trouva la logeuse en train d'installer un piège à cafards dans un coin sombre de son placard à provisions.
Elle leva les yeux et sourit d'un air qui se voulait honteux.
- Je m'étais toujours dit que je n'achèterais jamais ces choses affreuses. Les publicités à la télé sont tellement sadiques ! Malgré tout, on ne peut pas aimer absolument toutes les créatures de Dieu, n'est-ce pas ? Ils ne t'ont pas encore envahi, j'espère ?
- L'altitude les décourage, dit Brian.
Mme Madrigal se releva en s'essuyant les mains comme si elles avaient été souillées de sang. Elle jeta un dernier coup d'oeil au piège, frissonna et prit le bras de Brian.
- Allons nous asseoir au soleil, chéri. Je me sens comme Anthony Perkins guettant l'arrivée de Janet Leigh dans son motel.
Dans la cour, elle commença à énumérer les délices prévues pour l'anniversaire de Mary Ann :
- Un bon rôti, avec des carottes nouvelles comme elle aime... Des glaces de chez Gelato, évidemment, pour aller avec le gâteau, et... Eh bien, je crois que le moment est venu pour Barbara Stanwyck, non ?
- Un film ? demanda Brian.
Mme Madrigal émit un claquement avec sa langue.
- Miss Stanwyck, mon garçon, est à cette date mon spécimen le plus costaud.
Elle désigna le bout de la cour, où un plant de marijuana gros comme un arbre de Noël ondulait doucement dans la tiède brise printanière.
Brian modula un sifflement admiratif.
- Ce truc, ça vous met sur les genoux !
- Je ne l'ai pas baptisé Barbara Stanwyck pour rien, fit remarquer Mme Madrigal en souriant modestement.
Ils goûtèrent Miss Stanwyck. Puis ils descendirent sans se presser jusqu'à Washington Square et s'assirent sur un banc au soleil, aussi sages et repus qu'un couple de vieux matous.
Après un long silence, Brian reprit la parole :
- Est-ce qu'il lui arrive de vous parler de moi ?
- Qui ? Jackie Onassis ?
- Mais non, vous savez bien, marmonna Brian avec un sourire hébété.
- Eh bien...
Mme Madrigal se mordit une lèvre.
- Seulement de tes extraordinaires prouesses sexuelles, ce genre de choses... Rien de vraiment personnel.
- Quel soulagement ! répliqua Brian en riant. Les yeux de porcelaine bleue de la logeuse se posèrent sur lui avec bienveillance.
- Elle tient beaucoup à toi, mon garçon.
Brian arracha à la terre un brin d'herbe et se mit à le déchiqueter.
- C'est ce qu'elle vous a dit, hein ?
- Eh bien... Disons que ce n'était pas en ces termes...
- Il suffit de trois mots.
Son intonation était teintée de plus de doute qu'il ne voulait en montrer.
- Je ne sais pas, ajouta-t-il précipitamment. Peut-être que c'est son travail, un truc comme ça... Elle est tellement obsédée par l'envie de devenir journaliste qu'on dirait que rien d'autre ne compte. Je ne sais pas. Oh, et puis merde, après tout ! Quelle importance ?
Mme Madrigal eut un petit sourire désenchanté et repoussa les cheveux qui tombaient sur le front de Brian.
-Mais ça l'est pourtant, n'est-ce pas ?... C'est très important.
- Avant, ça ne l'était pas, avoua-t-il.
Les yeux de Mme Madrigal s'agrandirent.
- Oh, je sais comment ça peut être ! fit-elle remarquer.
- Je veux que ça marche, madame Madrigal. Je n'ai jamais autant désiré quelque chose.
- Alors tu l'auras. Mes enfants ont toujours tout ce qu'ils veulent, déclara-t-elle en pressant gentiment le genou de Brian.
- Mais elle est aussi une de vos enfants, dit Brian. Et si ce n'est pas ce qu'elle veut, elle ?
- Je crois que c'est ce qu'elle voudra, rétorqua Mme Madrigal. Mais il faut être patient. Elle commence seulement à apprendre à voler.