Télépathie.
Mary Ann avait ouvert un compte à l'agence de la Bank of America située sur Columbus Avenue. Elle fréquentait ce vieil immeuble charmant de North Beach parce que premièrement on le voyait dans le film de Woody Allen, Prends l'oseille et tire-toi ; deuxièmement parce que ses guichetières étaient aimables, italiennes et bavardes comme des pies.
Elles l'étaient d'ailleurs aujourd'hui tout autant que d'habitude.
- Mon mari et moi, on n'a jamais fait comme tout le monde, lui déclara l'une d'elles, particulièrement agressive, qui approchait la quarantaine.
Elle lui avait annoncé cela avec beaucoup de sérieux, comme si Mary Ann le lui avait demandé.
- Ah bon ? fit Mary Ann.
- Jamais. Jamais. Il y a des années, quand les filles et les garçons comme il faut ne vivaient pas ensemble sans être mariés, Joe et moi, on vivait à la colle. Et puis tout à coup, tout le monde s'est mis à vivre à la colle. Qu'est-ce qu'on a fait ? On s'est mariés. OK. Ensuite arrive la pilule et plus personne ne fait d'enfants. Vous croyez qu'on a suivi ? Vous avez tout faux : Joe et moi, on se met à faire des gosses à tire-larigot ! Et puis maintenant, voilà que ça redevient très à la mode de faire des enfants. Du coup, des tas de femmes de mon âge vivent en même temps la maternité et la crise de la quarantaine. Joe et moi, nos gosses vont sur leurs vingt ans, ils sont relativement indépendants. On a eu tout le temps de planifier notre crise de la quarantaine. Il a décidé d'acheter une Porsche et d'avoir une maîtresse de dix-neuf ans. Moi, j'ai décidé de faire à peu près pareil. Laissez-moi vous dire que quand on voit ça, on ne peut pas s'empêcher de ricaner.
Ce charmant exposé chronologique (sans parler du chèque de Mme Halcyon qu'elle venait de déposer) mit Mary Ann de bonne humeur et elle sourit pendant tout le trajet du retour.
Ensuite, elle réfléchit aux choix qui s'offraient à elle.
Bien sûr, elle voulait avoir des enfants. Elle l'avait toujours prévu. Mais quand ? Elle avait trente ans, désormais. Quand ? Après que sa carrière serait lancée ? Mais ce serait quand ? Est-ce qu'avoir des enfants signifiait qu'il fallait se marier ? Elle n'était quand même pas aussi moderne, si ? Et Brian ? Est-ce que le mariage ne renforcerait pas ses doutes sur son avenir de cadre raté ? Et d'ailleurs, voulait-il se marier ? Était-ce raisonnable de lui demander de patienter ? Patienterait-il ?
Qui devait faire le premier pas ?
Ce soir-là, ils dormirent chez elle en cuillers (cuiller à thé contre cuiller à soupe). Juste avant l'aube, elle le sentit glisser de ses bras. Elle roula sur le côté, dormit encore un peu et se réveilla une demi-heure plus tard pour le trouver assis tout nu sur le fauteuil, en face du lit.
- Faisons-le, dit-il tranquillement.
- Quoi ? demanda-t-elle en se frottant les yeux.
- Marions-nous.
Elle cligna plusieurs fois des yeux, puis elle sourit timidement.
- C'est de la télépathie, observa-t-elle.
- Ah bon ?
- J'y ai pensé toute la journée d'hier. Je croyais, moi, que c'était à cause de mon horoscope. Comment t'expliques-tu la chose, toi ?
- Je me suis dit qu'il valait mieux que je t'en parle avant que tu ne sois à la une de People.
- C'est pas pour tout de suite, répliqua-t-elle.
- Non. Je suis fier de toi. Je veux que tu le saches. Il va t'arriver de grandes choses, Mary Ann, et tu les mérites totalement. Pour moi, tu es quelqu'un de fantastique.
Elle le regarda avec amour pendant un long moment, puis elle tapota le lit à côté d'elle.
- Pourquoi n'es-tu pas ici, demanda-t-elle, à côté de moi ?
- Ne change pas de sujet. Je peux tout aussi bien t'adorer de l'endroit où je suis.
- Comme il vous plaira, sire.
C'était vrai, cependant : elle le sentait presque de là où elle était.
- Quand a lieu la conférence de presse ? s'enquit-il.
- Mardi.
Brian émit un petit sifflement.
- Dans pas longtemps !
- Ce n'est pas vraiment une conférence de presse. La chaîne ne veut pas me donner de temps d'antenne sans savoir pourquoi je le veux et je ne suis pas encore prête à leur dire.
- Alors comment vas-tu faire ?
Une fois qu'elle le lui eut expliqué, Brian secoua la tête, admiratif :
- Waouh ! C'est brillant !
Mary Ann accepta le compliment en inclinant gracieusement la tête.
- Combien de rescapés de Jonestown ont-ils la possibilité de refaire surface au beau milieu du film de l'après-midi ? Je pense que je peux lâcher ma bombe et attendre que quelqu'un d'autre organise la conférence de presse.
- De quel genre de bombe s'agit-il ? demanda Brian.
- Tu veux tout savoir ?...
- Donne-m'en une petite idée, au moins.
Mary Ann réfléchit un moment à la question. Elle ne voulait pas encore dévoiler la théorie du sosie. Elle n'y croyait pas encore totalement.
- Pour commencer, déjà, DeDe a fui par la rivière, cachée dans un réservoir pour poissons tropicaux. Et Jones l'a violée, un jour qu'elle était clouée au lit.
- Mince ! siffla Brian. Ça devrait les intéresser !
- Ça, c'est sûr ! C'est du sensationnel.
- Et tu crois que tu vas pouvoir tout raconter en cinq minutes ?
Mary Ann secoua la tête :
- On ne va même pas essayer. On va juste donner les grandes lignes et on vendra le reste au plus offrant. J'aime faire les choses comme je l'entends. Et puisqu'on en parle, tiens, reviens donc dans le lit.
- Tu n'as toujours pas répondu à ma question.
- Je sais.
- Tu n'es pas obligée d'y répondre, en fait. Je voulais juste te faire part de mes sentiments avant que tout ce cirque ne se mette en branle. Et je voulais que tu saches ce que j'ai en tête.
- J'en suis heureuse, dit-elle en lui souriant tendrement. Tu ne peux pas savoir à quel point.