La saga continue.
Un rouge-gorge lançait des trilles dans un arbre d'Halcyon Hill, un bien curieux accompagnement, vraiment, pour une histoire aussi lugubre que celle-là.
- Attendez un instant, interrompit Mary Ann. Comment pouviez-vous être sûre que le cyanure était censé servir à... ce à quoi il a servi ?
- Je le savais, affirma DeDe. Si vous aviez été là-bas, vous auriez su. Le capitaine Duke en était encore plus convaincu que moi. Il connaissait également la fixation que faisait Papa sur les jumeaux et il savait que...
- Votre père était... ?
- Mon père ?
- Vous avez dit Papa.
DeDe grimaça un sourire.
- Je voulais dire lui, Jones. Nous l'appelions Papa, enfin, certains d'entre nous.
Elle frissonna, bien qu'elle fût assise en plein soleil.
- Si ça, ça ne vous fiche pas la trouille, vous êtes blindée.
Mary Ann avait déjà la chair de poule. Elle leva le bras pour le montrer à DeDe, qui continua :
- Le fait est que... Jones était obsédé par mes enfants. Il les appelait ses petites merveilles du tiers monde. Il les considérait comme l'espoir du futur, l'incarnation de la révolution. Parfois, il les prenait à part à la crèche de jour et il leur chantait des chansons. Je savais qu'il ne partirait pas sans eux.
Elle fixa Mary Ann droit dans les yeux.
- Je savais qu'il ne se suiciderait pas sans les tuer aussi.
Mary Ann hocha la tête, comme hypnotisée.
- Alors j'en ai parlé avec D'orothea et nous avons fait le projet de nous enfuir... avec l'aide du capitaine Duke. Nous sommes parties le matin habituel pour Kumaka. Parfois, D'orothea m'accompagnait, donc personne n'a eu de soupçons. Évidemment, il a fallu faire monter les jumeaux à bord en cachette. Quand nous sommes arrivés à Kumaka, nous avons pris des vivres, puis nous avons continué à remonter la rivière jusqu'à un village nommé Morawhanna, où Duke a graissé la patte du capitaine du Pomeroon, un cargo qui faisait la liaison régulière entre Morawhanna et Georgetown... habituellement avec une cargaison de poissons.
- Euh... de poissons morts ?
- Non. Des poissons tropicaux. C'est une des plus grosses exportations du Guyana. Ils sont transportés dans de gros fûts en métal, et comme certains étaient vides, nous nous sommes cachés dedans jusqu'à ce qu'on arrive à Georgetown. Vingt-quatre heures après.
- Mon Dieu ! dit Mary Ann.
- J'ai donné un somnifère aux enfants. Ça nous a un peu aidés. Mais la majeure partie du voyage se faisant par mer, ç'a été épouvantable. La pire expérience de ma vie. Ç'a été un peu plus facile une fois qu'on est arrivés à Georgetown. Le capitaine Duke avait tout arrangé pour qu'un autre membre du parti nous accueille...
- Vous avez plusieurs fois cité un parti. Lequel est-ce ?
- Le PPP : Parti progressiste populaire. Des guérilleros communistes cachés dans la jungle. Ils nous ont fait monter dans un avion pour La Havane vingt-quatre heures après. D'orothea et moi étions déjà embauchées dans une conserverie quand la nouvelle du massacre nous est parvenue.
- Combien de temps avez-vous vécu à La Havane, alors ?
- Deux ans et demi. Jusqu'au mois dernier.
- On ne voulait pas vous laisser rentrer chez vous ?
- Si vous voulez dire ici, non, c'est moi qui ne voulais pas. D'orothea et moi étions heureuses. Les enfants aussi. Il y avait des principes, dans tout ça, des choses auxquelles on tenait.
DeDe eut un sourire désespéré.
- Tenait. Imparfait. Mais l'une de nos chères camarades a tout découvert.
- Découvert quoi?
- Que D'orothea et moi étions ensemble.
Mary Ann rougit malgré elle.
- Donc, ils vous ont... euh... déportées ?
- Oui. Ils nous ont donné le choix, si on veut. D'orothea a décidé de rester. Pour elle, être socialiste était plus important qu'être lesbienne. Je n'étais pas d'accord, déclara-t-elle avec une modestie affectée, alors j'ai fini à Fort Chaffee, en Arkansas, où j'ai fait ce que je fais toujours quand je suis vraiment dans la merde.
- Et c'est... ?
- Appeler maman, fit DeDe avec un pauvre petit sourire.
Après, elles montèrent sur la pointe des pieds dans la chambre où les deux enfants de DeDe, âgés de quatre ans à présent, dormaient à poings fermés. En les voyant là, étalés bienheureusement sur les draps, Mary Ann se souvint des petites poupées en soie que l'on vendait dans Chinatown.
- Qu'ils sont beaux ! chuchota-t-elle.
- Edgar et Anna, rayonna DeDe.
- Les prénoms viennent de votre père et de... qui ?
- Je ne sais pas, avoua DeDe. Mon père aimait simplement ce prénom. Il m'a demandé sur son lit de mort d'appeler ma fille comme ça.
- Quand je pense à tout ce qu'ils ont vu !... fit Mary Ann en regardant les enfants. Ils se souviennent de quelque chose ?
- Du Guyana, non, si c'est de ça que vous parlez.
- Dieu merci !
Mary Ann reprit après un silence :
- Je ne peux pas m'empêcher de vous le dire. Cette histoire est tout simplement... extraordinaire, DeDe. Je suis tellement flattée que vous m'ayez choisie pour la raconter.
- J'espère que ça vous rendra service.
- Mais il y a quelque chose que je ne comprends pas, malgré tout.
- Oui ?
- Pourquoi voulez-vous attendre avant de la rendre publique ? Il faudrait en parler maintenant, il me semble. Si vous décidez de vous cacher, tôt ou tard quelqu'un va...
- J'ai des choses à faire avant, répondit sèchement DeDe.
- De quel... genre ?
- Je ne peux pas encore vous le dire, répliqua DeDe.
Quand elle se pencha pour embrasser les enfants, une lueur indéfinissable passa dans ses yeux.