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ANTON COLICOS
Accompagné d’un petit groupe d’Ildirans peu rassurés, Anton Colicos quitta Maratha Prime à bord d’une navette lancée vers les ténèbres. S’il débordait d’un enthousiasme d’étudiant, ses compagnons commençaient manifestement à regretter d’avoir accepté de les suivre, Vao’sh et lui. Mais Anton était certain qu’ils surmonteraient cela.
Ils survolaient à basse altitude le paysage desséché par le soleil. Assis à côté de lui, Vao’sh le remémorant considérait leur expédition avec circonspection. Lui et dix touristes, pour la plupart des nobles et des hauts fonctionnaires, s’entassaient dans la navette ; il s’agissait du nombre minimal pour que des Ildirans se sentent à l’aise, du moins pendant quelques heures. Ils parlaient entre eux si vite qu’ils en haletaient. Ressentir la peur en toute sécurité était une expérience nouvelle pour chacun d’entre eux.
— Pourquoi ne pas faire cela plus souvent ? proposa Anton avec un large sourire. Lorsque Maratha Seconda sera terminée et aura fait le plein de touristes, vous pourriez entreprendre des expéditions régulières sur la face nocturne. Comme la maison hantée d’un parc d’attractions ! Je suis sûr que les Ildirans adoreraient ça.
— À l’inverse des humains, dit Vao’sh, les situations effrayantes ne nous amusent pas.
— Allons, qu’y a-t-il de si effrayant à se trouver dans le noir ? À moins que vous ne vous posiez jamais la question ?
— Humains et Ildirans craignent tous l’inconnu. À nous qui sommes nés sous la lumière de sept soleils, le simple concept de nuit n’est apparu que lorsque notre empire s’est étendu sur d’autres planètes. Là, nous avons constaté que l’obscurité était commune.
— Dans les cultures humaines, la nuit est le moment propice aux histoires de fantômes. Ce sont les plus beaux souvenirs de mon enfance. Mes parents avaient l’habitude d’en raconter, au camp archéologique de Pym… (Son sourire se troubla.) Bien que, avec les hydrogues qui rôdent çà et là, nous n’ayons guère besoin de prétexte de ce genre pour être effrayés.
Le soleil ardent se couchait dans leur dos tandis qu’ils poursuivaient leur route vers l’horizon. Les ombres s’allongeaient à travers le sol accidenté tels de longs crocs noirs. Maratha Prime disposait d’à peine un mois avant la tombée de la nuit saisonnière, de sorte que la ligne de crépuscule ne fut pas longue à apparaître. Les étoiles brillaient dans toute leur gloire, mais la toile de fond du ciel était noire. Anton pressa son visage contre les hublots afin de contempler les constellations, invisibles en temps normal.
Le sol chatoya une dernière fois dans la chaleur déclinante avant de s’installer dans le froid de la nuit. Anton se rappela des ch’kanhs, ces anémones cuirassées qui s’accrochaient à la vie au fond des canyons. Ici, dans la lueur glacée des étoiles, la vie entrait en sommeil, dans l’attente des mois d’ensoleillement…
Lorsque Anton avait proposé ce voyage exceptionnel à travers les ténèbres pour le simple plaisir de visiter une ville en construction, cette perspective avait intimidé Vao’sh. Mais l’étudiant s’était acharné à le convaincre de l’intérêt de la chose. Dans un effort pour comprendre son homologue humain, Vao’sh avait accepté, à la condition qu’ils parviennent à rassembler un groupe suffisant de ses congénères.
Saisissant sa chance, Anton avait demandé des volontaires après une séance-marathon au cours de laquelle il avait raconté un récit qui avait piqué la curiosité du public. Tout sourires, il leur avait lancé un défi :
« Vous n’aimeriez pas vivre votre propre aventure ? Nous pourrions faire un voyage, quelque chose dont vous vous souviendrez. »
Tandis qu’il expliquait son idée, il avait vu la consternation poindre sur leur visage. Sans se décourager, Anton avait dardé un doigt sur eux.
« Vous aimez les histoires mettant en scène des héros et des actes de bravoure, mais comment comprendre l’héroïsme si l’on est soi-même incapable de prendre le moindre risque ? Je vous assure que si nous allons à Seconda, vous verrez la ville comme aucun Ildiran ne l’a jamais vue. Cette chance ne se représentera peut-être plus jamais. Avez-vous si peur de tenter quoi que ce soit ? (Il les avait regardés, les yeux brillants.) J’ai besoin de dix volontaires, en plus de moi-même et de Vao’sh le remémorant. »
Malgré son embarras, Vao’sh avait observé la réaction de ses congénères avec curiosité. Lui-même n’avait jamais provoqué ainsi son public, et l’expérience lui avait permis d’apprendre quelque chose de son peuple.
Les quatre jours suivants, Anton avait recruté ses dix volontaires. Pas un de plus…
Dans la navette, Anton somnolait. Il faudrait plusieurs heures pour traverser la moitié du continent et arriver au chantier de Seconda. Ses compagnons « casse-cou » étaient trop énervés pour faire de même. Ils devaient le trouver bizarre de se montrer si sûr de lui face à l’inconnu, pensa le jeune homme.
Il se réveilla lorsqu’il sentit la navette ralentir. Devant eux, les lumières du site étaient visibles. Manifestant enfin de l’intérêt, les passagers se pressèrent aux fenêtres.
Les robots klikiss pouvaient travailler sans éclairage artificiel, mais on les avait informés de visiteurs inhabituels. À présent, l’immense zone resplendissait de projecteurs, comme pour défier les ténèbres. Les Ildirans semblaient soulagés.
Alors que la navette entamait son approche finale, ils enfilèrent des combinaisons de protection. Anton en fit autant, clignant des yeux pour chasser les reliquats de sommeil. Le temps que les douze visiteurs soient prêts à débarquer, la navette s’était immobilisée au large du dôme principal de Maratha Seconda.
— Tout le monde est paré ? Voilà ce pour quoi nous sommes venus.
Anton s’était attendu à leur hésitation, à présent qu’il leur fallait sortir pour de bon dans l’obscurité. La ville inachevée semblait aussi vaste que la métropole de Maratha Prime – mais celle-ci était inhabitée et pleine d’ombres. Il sourit :
— N’attendons pas plus longtemps.
Lorsque l’écoutille s’ouvrit, il fut le premier à sortir, suivi par Vao’sh. Les dix Ildirans à la recherche d’émotions fortes foulèrent à leur tour le sol d’une dureté de métal et contemplèrent la magnifique station.
Les robots klikiss avaient posé de grandes plaques pour le futur astroport et dressé le dôme principal de la ville. Des immeubles rectangulaires s’égrenaient sous l’éclat intense d’illuminateurs dispersés un peu partout. Des tours de communication se haussaient, silencieuses, vers le ciel piqueté d’étoiles.
Anton admira le panorama.
— Tout est si éblouissant sur Prime que je n’ai jamais pris la mesure réelle de la ville. Seconda sera formidable quand elle sera achevée.
Quelques Ildirans s’écartèrent de deux ou trois pas, comme pour montrer leur courage. Les autres demeurèrent prudemment groupés.
— Ce ciel noir est oppressant, dit l’un d’eux, qui appartenait au kith des médecins. Les étoiles font songer à une pluie de projectiles…
— Se trouver dans l’obscurité fait partie de cette aventure, rappela Vao’sh, sans paraître lui-même convaincu par ses paroles.
— Voici le moment idéal pour une histoire de fantômes, proposa Anton. À moins que La Saga des Sept Soleils ne contienne rien de ce genre ?
— Oh, si, répondit le vieux remémorant, heureux d’être rappelé à son devoir. Venez, je vais vous en raconter une durant le trajet.
Les autres se pressèrent à sa suite. Ils répugnaient à écouter un conte destiné à les effrayer, mais plus encore à rester en arrière.
— Sur Heald, commença Vao’sh, une scission se trouva démunie après qu’une tempête eut détruit ses générateurs d’énergie. La nuit healdienne dure presque une semaine – mais, cette fois-ci, elle leur sembla une éternité. Chaque seconde les écrasait d’angoisse. Les épais nuages empêchaient la lueur de la lune et des étoiles de passer. Les colons allumèrent des feux, mais le carburant leur faisait défaut, et les plantes détrempées étaient impropres à la combustion. Ce genre de catastrophe les laissait désemparés ; leur espoir ne tarda pas à décliner. Et la nuit s’obscurcissait, s’obscurcissait…
Dans sa combinaison, le vieil historien ne pouvait utiliser ses lobes faciaux multicolores mais son auditoire, déjà en haleine, n’avait guère besoin d’être stimulé.
— Un autre village se trouvait plus au sud sur la côte du continent, mais sans générateur la cité condamnée n’avait pu envoyer de message pour expliquer son malheur.
» Tous les habitants de ce monde pouvaient entendre les cris terrifiés des colons et, au-delà, jusqu’au Mage Imperator lui-même, sur Ildira. Des cris de plus en plus forts… puis le silence ! Un silence total, comme une plaie ouverte dans le thisme. (Vao’sh s’interrompit pour river son regard étincelant sur son auditoire inquiet.) Une courageuse escouade, provenant du deuxième village, s’arma de torches et d’illuminateurs pour aller les secourir. (Il agita subitement un doigt vers ses auditeurs, les faisant sursauter.) Lorsqu’ils arrivèrent sur les lieux, ils trouvèrent les colons raides morts. Tous, comme si les ténèbres avaient aspiré la moindre parcelle de vie. Leur lien avec la Source de Clarté avait été totalement coupé. Les foyers étaient froids, les lumières éteintes. Peut-être étaient-ils morts de peur… à moins que leur vie ait été sucée par les Shana Rei.
— Vous voyez que vous avez vos propres histoires à glacer le sang, gloussa Anton. Que sont les Shana Rei ?
— Des monstres qui fuient la lumière du jour et prospèrent à l’abri des ombres. Des créatures qui sont une abomination pour la Source de Clarté. Tout le monde les craint.
— Ah, vous voulez parler du croque-mitaine…
Quelqu’un le coupa :
— Est-ce qu’on ne peut pas juste voir la ville et retourner à Prime ensuite ? J’ai… j’ai beaucoup de travail qui m’attend.
Anton haussa les sourcils d’un air sceptique.
— Du travail, sur une planète de loisir ?
Ils étaient arrivés au portail principal. Des robots insectoïdes se déplaçaient sur de grands échafaudages, installant des poutrelles et des vitres en polymères. Sous la lumière crue du dôme, Anton contempla, entre les piles de matériaux de construction, le labyrinthe de résidences, de magasins, de centres de loisir et de restaurants. Pour être habités, il leur faudrait attendre que le soleil éclaire cette face de Maratha.
Les robots bénévoles progressaient vite. Le casque d’Anton résonnait du bruit du chantier.
— Comment les avez-vous convaincus de travailler avec tant de zèle ? Quand la ville sera achevée, elle ne leur appartiendra pas, pourtant.
— Aucun d’eux ne reçoit d’ordre des Ildirans, remémorant Anton. Ce ne sont ni des esclaves, ni des automates que nous programmons. Ils agissent de leur propre chef.
— Je suis content qu’ils aient installé les illuminateurs pour nous, dit l’un des vacanciers.
Toute cette activité et cette lumière avaient fini par les détendre, même si les poutrelles et les étais projetaient une toile d’araignée d’ombres sur le sol.
Anton pénétra plus avant dans la ville, à l’écoute des bruits de construction. Il n’avait jamais vu autant de robots klikiss rassemblés.
— Ils conviennent particulièrement au travail dans le noir, expliqua Vao’sh.
Émerveillé, Anton opina :
— Assurément, ils sont bien occupés.