39

R
LINDA KETT

Malgré la présence d’un passager, le voyage jusqu’à Rheindic Co s’avéra morne et solitaire. Rlinda ne pouvait qualifier ce grand Noir réservé de compagnon – il s’agissait plutôt du silence incarné.

Dès qu’ils eurent décollé de Crenna, Davlin Lotze se déclara prêt à travailler.

— Je présume que le président Wenceslas a fourni des dossiers pour me briefer sur ma mission ?

Rlinda haussa les épaules.

— Il a chargé des fichiers dans mon ordinateur de bord avant que je parte. Servez-vous. (Elle lui désigna un écran, et il commença aussitôt à passer les informations en revue.) Je n’ai pas vérifié si ces fichiers comportaient ou non des mots de passe.

Les yeux marron de Lotze se firent durs.

— Si, vous l’avez fait.

Rlinda se demanda si elle devait se choquer ou s’amuser de sa clairvoyance à son égard.

— Eh bien, j’ai le droit de savoir ce qui se trouve à bord de mon vaisseau, monsieur Lotze – y compris les données.

L’espion sourit en parcourant l’écran.

— Ces fichiers sont dans le domaine public, de toute façon.

— Êtes-vous simplement un piètre causeur, ou dois-je définitivement vous classer dans la catégorie des asociaux ?

Lotze stoppa le défilement des rapports et des index, leva les yeux de son écran.

— Les Crenniens m’appréciaient assez… Je ne vois aucune objection à votre présence, mais cette mission requiert mon attention pleine et entière.

Il resta isolé des heures entières à étudier de près les comptes-rendus rédigés par les Colicos sur Rheindic Co, mais aussi ceux de Llaro, Pym et Corribus. Lorsqu’il fit une brève pause pour manger, Rlinda croisa les bras sur sa poitrine.

— Vous soupçonnez quelque chose de louche dans leur disparition ?

— Pour l’instant, on n’est même pas certains qu’ils aient disparu. On sait seulement que le contact a été rompu.

— Hum, quelqu’un aurait pu vouloir se venger de leur découverte du Flambeau klikiss. En fin de compte, elle a été l’élément déclencheur de la pagaille. Beaucoup de gens sont furieux.

— Tout comme les hydrogues. On verra ce qu’on trouvera, une fois arrivés.

 

Tandis que la planète mordorée grossissait sur les écrans d’observation, Rlinda appela Lotze dans sa cabine via l’intercom. Le cockpit n’était pas assez grand pour y loger la grande carcasse de l’espion, mais celui-ci vint contempler l’approche de Rheindic Co, comme s’il comparait chaque détail de la planète avec les images d’archive.

Sans lui demander l’autorisation, il se pencha sur un panneau de contrôle et activa les scanners du vaisseau.

— Je connais le lieu approximatif du camp de base. (Il afficha le continent, centrant l’image sur le terminateur afin de repérer les canyons grâce aux ombres qu’ils projetaient dans le désert.) Essayez par là. Faites un survol.

— Peut-être vont-ils sortir pour se signaler. Ça nous ferait gagner du temps.

Il lui jeta un regard sceptique.

— Cela fait cinq ans. À moins qu’ils aient découvert une source de nourriture, les trois membres de l’expédition n’ont pas eu les moyens de survivre aussi longtemps.

Tandis qu’elle pilotait le vaisseau à travers les turbulences de l’atmosphère, Rlinda fronça les sourcils.

— S’il n’y a aucune chance de retrouver quelqu’un en vie, à quoi bon cette mission ?

— Aucune mission n’est inutile si l’on a compris son objectif. On m’a donné pour instruction de trouver des réponses, non des survivants.

Le Curiosité Avide découvrit les restes du camp des Colicos près de vastes ruines klikiss. Les tentes et le matériel avaient été installés sur un plateau au-dessus d’arroyos qui les mettaient à l’abri des crues subites. Rlinda trouva facilement un endroit où atterrir sur le sol aride.

Tous deux émergèrent dans l’air chaud et sec. Déjà prêt à se mettre à l’ouvrage, Lotze portait une valise dans une main, une sacoche dans l’autre.

Le désert affichait des couleurs austères, d’une pureté telle que les formes se découpaient avec la netteté d’un rasoir. Les strates déchiquetées présentaient un contraste frappant avec la verdure luxuriante des planètes que Rlinda avait coutume de visiter. L’aube naissante faisait paraître les montagnes mauves.

— Un endroit sympa pour monter une station de vacances, murmura-t-elle – un spa, ou un parcours de golf…

Un tourbillon de poussière s’éleva sous leurs pieds en soulevant des débris et sinua comme un ivrogne avant de se dissiper.

— Ce qui m’inquiète, c’est que même le télien a été coupé, dit Lotze. On sait que les arbremondes ont péri, peut-être dans un incendie ou une tempête, et que cela a mis un terme aux communications du prêtre Vert.

Malgré les cinq années de chaleur et d’intempéries qui avaient laissé le camp de base dans un piteux état, il ne semblait pas qu’il se soit produit de catastrophe naturelle. Lotze pénétra dans la tente principale et parcourut d’un œil expérimenté les couchettes, les ordinateurs hors service, les échantillons et les notes qui étaient éparpillées sur le sol sous l’effet du temps et de la gravité.

Pendant ce temps, Rlinda se dirigea vers la pompe à eau. Les parties mobiles s’étaient bloquées, mais elle pourrait facilement les lubrifier et réparer l’appareil. À en juger par l’abnégation monomaniaque de Lotze, elle se doutait qu’il resterait ici jusqu’à ce qu’il ait trouvé des réponses à ses questions. Mais impossible de deviner s’il faudrait des jours ou des mois.

Lotze sortit de la tente en lambeaux. Il étala sur le sol ce qu’il avait pu sauver des ordinateurs et des journaux de bord des archéologues, afin de les inventorier.

Rlinda marcha jusqu’à une tente plus petite qui avait dû abriter le prêtre Vert, en bordure du périmètre. Derrière, elle découvrit les restes du bosquet d’arbremondes.

— Vous devriez venir jeter un œil !

Les surgeons plantés en rang avaient été sans aucun doute entretenus par le prêtre Vert – mais chacun d’eux avait été déraciné et déchiqueté comme par un vandale. Les débris éparpillés de leurs tiges gisaient, recouverts de poussière. Malgré l’œuvre du temps, la scène trahissait encore la violence qui s’y était déroulée.

Lotze surgit, ses yeux notant chaque détail.

— Bon, voilà qui explique pourquoi le télien a été rompu.

Le pied de Rlinda heurta quelque chose de dur, comme du bois flotté à demi enseveli. Elle s’arrêta et creusa la poussière autour d’un objet difforme. La surface en était desséchée, d’une consistance de cuir. Elle racla la poussière, sachant déjà, à cause du nœud qui lui serrait l’estomac, de quoi il s’agissait.

Le crâne momifié du prêtre chauve la regardait. L’aridité environnante avait aspiré son humidité, rétractant les muscles en une étrange grimace. Sa chair s’était ratatinée jusqu’à former un cuir laqué adhérant aux os. Le désert avait tout à la fois détruit et préservé la dépouille.

— Voici notre prêtre Vert, dit Rlinda. Arcas… C’était bien son nom ?

Lotze examina les vestiges du camp.

— Il ne semble pas avoir été inhumé dans les formes. Par conséquent, je doute qu’il soit mort de façon naturelle. (Il se mit à arpenter la zone, passant en revue les idées qui lui traversaient l’esprit.) Peut-être Margaret ou Louis ont-ils souffert d’une psychose liée à leur état d’isolement ?

Rlinda se leva, laissant le corps verdâtre du prêtre dans la poussière. Plus tard, elle inhumerait le pauvre homme ailleurs, pendant que Lotze continuerait de fureter.

— Vous êtes peut-être un détective, Davlin, mais je ne suis pas sûre que vous compreniez réellement les gens. Ce couple était marié depuis des décennies. Ils ont passé la moitié de leur vie isolés sur des sites de fouilles extraterrestres. Les gens de cette trempe peuvent supporter la solitude.

— Je ne suis pas prêt à tirer des conclusions, rétorqua Lotze. Il y avait également un comper et trois robots klikiss avec eux.

Rlinda inclina la tête en direction de la cité troglodyte. Les édifices extraterrestres attendaient, tels d’antiques secrets à découvrir.

— Ça vous dit de faire du tourisme dans ces ruines, là-bas ?

 

Des villes klikiss désertes avaient été découvertes sur de nombreuses planètes, mais peu d’entre elles avaient été étudiées. Les Klikiss avaient édifié des structures en forme de ruches sur des plaines, ou les avaient enfouies dans les parois de canyons. Les Ildirans connaissaient l’espèce disparue depuis longtemps, mais ils avaient laissé les villes fantômes tranquilles.

Au tout début, excitée par les perspectives d’expansion, la Ligue Hanséatique terrienne avait envoyé des explorateurs enquêter sur les mondes connus mais délaissés des Ildirans. La découverte du Flambeau klikiss par les Colicos avait ravivé l’intérêt pour la civilisation perdue, bien que la guerre des hydrogues ait compromis tout approfondissement des fouilles.

Le visage béant de stupéfaction, Rlinda déambulait dans les galeries qui sentaient le renfermé. La construction était faite d’un béton polymérisé, comme de la silice renforcée de fibres, probablement fabriquée de façon organique par les insectoïdes klikiss. Chaque mur était recouvert d’étranges hiéroglyphes et d’incompréhensibles équations.

La jeune femme et Lotze passèrent une journée dans l’ancienne métropole, trouvant quelques équipements ayant appartenu aux Colicos, mais guère plus.

— Le dernier rapport de Margaret faisait état d’une seconde série de ruines mieux préservées, dit l’espion. J’ai le sentiment qu’ils ont passé leurs journées à travailler là-bas.

Pilotant le Curiosité Avide au jugé, Rlinda vola à basse altitude jusqu’à ce qu’ils repèrent la carcasse d’un échafaudage, au bas d’un canyon, qui avait jadis été dressé contre la paroi.

— On doit aller à l’intérieur, affirma Davlin.

— Bien sûr, trouvez-moi donc un parking où garer mon vaisseau. (Sa plaisanterie ne le faisant pas rire, elle lui suggéra une idée.) Le Curiosité a été conçu pour tracter des cargaisons. Dans la baie de chargement, en dessous, il y a plusieurs palettes flottantes. Chacune d’elles peut supporter nos deux poids conjugués.

Rlinda atterrit sur le plateau en surplomb du canyon. Debout au côté de Lotze, elle dirigea le radeau high-tech vers le bord de la falaise, puis descendit le long de la paroi avec une lenteur pénible.

— C’est vrai que ce truc est fait pour déplacer des charges lourdes, pas pour gagner des courses.

Elle le manœuvra vers la bouche d’entrée, puis le posa sur le sol rocheux, où la poussière avait commencé à s’accumuler dans les coins. L’air était sec ; leurs pas produisirent des sons étouffés lorsqu’ils pénétrèrent à l’intérieur.

Davlin désigna des éclairages et des câbles qui couraient le long des couloirs, ainsi que des inscriptions sur les murs.

— Les notes de Margaret indiquent qu’elle était très enthousiaste sur ce qu’ils ont trouvé ici.

Rlinda alluma sa lampe pour balayer l’obscurité.

— Eh bien, peut-être que quelque chose l’a trouvée, elle… J’aurais dû apporter une arme. J’en ai deux dans mon vaisseau, je crois.

Tous les sens en alerte, Lotze scrutait les alentours à la recherche d’indices. Plus bas dans la cité, ils découvrirent une barricade faite de bric et de broc à l’entrée d’une vaste salle. On l’avait enfoncée de l’extérieur. Rlinda illumina la salle avec sa lampe et aperçut la machinerie contre les murs dénudés.

Et le vieillard qui gisait sur le sol.

Lotze se pressa de franchir la barricade, sa lampe brandie. Louis Colicos était mieux préservé que le prêtre Vert, de sorte que Rlinda détermina du premier coup d’œil qu’il avait péri violemment. Son corps était affligé de blessures profondes. Circonspecte, elle regarda en arrière d’un œil acéré, comme si elle s’attendait que quelque chose leur saute dessus.

L’un des murs présentait un espace vierge, trapézoïdal, semblable à une fenêtre de pierre ; il était curieusement dépourvu d’inscriptions klikiss, mais des plaques arborant des symboles l’entouraient. Sur la surface lisse, des traînées brunâtres – des empreintes de mains sanglantes – se détachaient. Comme si Louis, dans les ultimes instants avant sa mort, avait martelé le mur pour tenter de l’ouvrir.

Lotze regarda l’empreinte sur le mur vierge, une ride sur le front.

— Nous avons deux corps, mais aucune explication. Et où se trouve Margaret Colicos ?

Un frisson dévala l’échine de Rlinda. Elle sentait qu’ils étaient partis pour demeurer un bon bout de temps sur Rheindic Co.

Une forêt d'étoiles
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