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LA REINE ESTARRA
Du haut de son balcon, Estarra contemplait les parcs du Palais, avec leurs statues, leurs arbustes sculptés et leurs bassins miroitants. Un magnifique pont suspendu enjambait le Canal royal qui encerclait le Quartier du Palais.
Dans l’intention de prolonger les célébrations du mariage – et de presser le citron jusqu’au bout, avait dit Peter –, la Hanse s’apprêtait à lancer un « jubilé nuptial » d’ici à quelques jours. Autant de festivités destinées à étourdir les masses, dans l’intention de leur faire oublier la crise.
D’après le scénario, Peter et Estarra se promèneraient à bord d’un luxueux bateau le long du Canal royal afin que le peuple puisse les acclamer. Une première occasion d’exhiber les souverains et de dissiper tout doute quant à la capacité d’Estarra d’assumer le rôle de reine.
Une manifestation qui paraissait vide de sens à celle-ci, après la mort de Beneto, la destruction de Corvus et celle de la flotte sur Osquivel. La Hanse exhibait une gaieté de façade.
Sarein surgit à l’improviste. Elle avait le teint hâve et les yeux cernés, comme si elle avait mal dormi. Ses vêtements à la mode hanséatique ainsi que son maquillage étaient négligés, ce qui ne lui ressemblait guère.
— Basil ne sait pas que je suis ici, petite sœur, dit-elle, avec dans la voix une tension qu’Estarra ne lui avait jamais connue.
— Qu’est-ce que cela peut me faire, que le président sache ou non où tu te trouves ? Tu es l’ambassadrice de Theroc.
— Peter est allé trop loin, insista Sarein. Dangereusement loin. S’il croit être indispensable…
— Bien sûr que Peter est indispensable. C’est le roi.
Sarein fronça impatiemment les sourcils.
— Ne sois pas naïve, ma petite. Tu devrais en savoir plus, aujourd’hui. Le président prévoit toujours des options de rechange en cas de problème. Je viens juste d’apprendre à quel point le danger est grand… (Elle chercha ses mots, avant d’exploser :) Tu dois parler à Peter ! As-tu de bonnes relations avec lui ?
Estarra opina, embarrassée.
— Oui… en effet. C’est mon mari, et il est honnête.
Sarein lui empoigna le bras. Cela lui ressemblait si peu que sa sœur s’inquiéta.
— Je t’en supplie, dis-lui de coopérer. Tu pourrais sauver la situation avant que Basil commette l’irréparable. Exhorte Peter à manifester davantage d’esprit d’équipe. Son avenir, ton avenir, et le destin de la Hanse reposent là-dessus. (Elle s’approcha tout près.) Je ne veux pas te voir souffrir. Crois-le ou non, je me fais vraiment du souci pour toi. Toutes les deux, nous venons de perdre Beneto…
Estarra se rendit brusquement compte de la raison de son animosité envers sa sœur.
— Depuis la mort de Beneto, tu n’es pas venue me voir une seule fois. Ce jour entre tous, ne devions-nous pas nous soutenir l’une l’autre, comme des sœurs ? Mais je suppose que tu étais trop… occupée.
Sarein se raidit.
— Beneto était aussi mon frère. Ce n’est pas à toi de me dire comment porter mon deuil. (Elle s’écarta d’un pas hésitant et soutint le regard de la reine.) Je ne veux pas avoir à pleurer d’autres morts. Fais attention. Dis à Peter de changer d’attitude, et nous surmonterons tout cela.
Troublée, Estarra contempla de nouveau la place baignée de soleil envahie par la foule habituelle des touristes, ainsi que quelques robots klikiss qui se dressaient telles des sentinelles. Des zeppelins volaient dans le ciel. Des groupes en visite guidée parcouraient un labyrinthe de jardins moussus. La jeune femme aurait voulu retrouver Theroc, avec ses arbres, sa famille, sa liberté.
— Dans quel camp es-tu, Sarein ?
La colère fit flamboyer les yeux de sa sœur.
— Ce n’est pas une question de camp. Chacun a un travail à accomplir, et tous nous avons le même ennemi. N’est-ce pas ?
Inquisitrice, Estarra croisa son regard.
N’est-ce pas ?
Contrairement au roi, Estarra avait peu de devoirs à remplir, y compris de représentation. De par son mariage avec Peter, elle avait joué son rôle, en concrétisant l’alliance avec Theroc. Sarein avait déjà rassemblé des prêtres Verts volontaires. À présent que ces derniers s’étaient incorporés dans les FTD et que le mariage avait eu lieu, la Hanse se désintéressait de la reine. Voyager en bateau et se faire acclamer par la foule – était-ce là toute l’aide qu’elle pouvait apporter ? Cette extravagante flottille aurait peut-être plu à sa petite sœur Celli. Mais ses apparitions publiques offraient-elles le moindre réconfort à quiconque ?
Elle descendit au rez-de-chaussée du Palais, puis se rendit au hangar qui abritait le yacht de cérémonie. Comme toujours, des gardes la suivaient, et se rapprochaient d’elle dès qu’elle hésitait sur la direction à prendre. Un fonctionnaire lui proposa avec empressement de l’escorter, et elle acquiesça.
— Bien sûr. Je voudrais admirer le navire. Je suis tellement… excitée par cet événement.
Satisfait de cette explication, le fonctionnaire l’accompagna en bavardant à travers les couloirs, vers les niveaux inférieurs. Un réseau de voies navigables permettait aux bateaux d’émerger sous les contreforts arrondis du Palais des Murmures.
Quelques instants plus tard, un chargé du protocole les rejoignit et livra maintes anecdotes sur la flottille, sur les vins et les mets qui seraient servis à bord, ainsi que sur les musiques du monde entier qui seraient jouées en différents points du canal.
Estarra affichait un sourire innocent et opinait à chaque proposition du chargé du protocole. Ce dernier semblait fou de joie de voir la reine approuver ses goûts. Ils se tenaient sur l’un des quais, sous le plafond bombé du hangar.
Estarra admirait l’immense yacht, conçu non pour la vitesse mais pour l’apparat. Garni de décorations, il naviguerait en cercles lents autour du Palais des Murmures. Une escorte de petits skimmers l’entourerait, et des bérets d’argent en uniforme seraient postés le long du canal.
Estarra remarqua une équipe d’ouvriers qui suspendaient des rubans et des fanions sur le yacht. Des peintres retouchaient les décorations. Des artisans en combinaison étanche nageaient autour de la coque et astiquaient tout ce qui se trouvait au-dessus de la ligne de flottaison.
— Quel spectacle en perspective, lança-t-elle.
— Certes, certes, répondit le chargé du protocole. C’est le yacht préféré du roi, savez-vous.
Peter lui avait confié qu’il n’y avait jamais mis le pied.
« Du pain et des jeux, leur avait dit le président Wenceslas deux jours plus tôt, lorsqu’il les avait informés de ce projet. En d’autres termes, nous détournons l’attention des vrais problèmes.
— Je préférerais les résoudre, ces problèmes », avait rétorqué Peter, les bras croisés sur la poitrine.
La tension entre eux était palpable.
« Faites donc, avait gouaillé le président. Mais, entre-temps, vous et votre adorable reine effectuerez votre croisière de lune de miel.
— Comme vous voudrez, Basil », avait dit Peter, sans paraître toutefois le moins du monde contrit.
Estarra n’avait su déchiffrer ses traits, mais elle savait que depuis le décret de régulation des naissances il avait du mal à accepter le rôle qu’on le forçait à jouer.
Alors qu’elle regardait le yacht, un mécanicien émergea des ponts inférieurs. Sa salopette était tachée, et il portait au côté une boîte à outils. Il avait des cheveux blonds et l’air impassible. Sa démarche présentait une grâce inhabituelle pour un ouvrier. Après être sorti de la chambre des machines, il traversa rapidement la passerelle et se dirigea résolument vers les ateliers. Il n’y avait rien d’insolite chez lui, et il fallut un moment à Estarra pour reconnaître l’homme qu’elle avait vu sur une vidéo d’information, lors de la visite mouvementée de Peter à l’usine de compers. L’agent de liaison du président. L’un de ses hommes de main. Elle se souvenait de lui, parce qu’il avait défié l’autorité de Peter.
Il ne s’agissait pas d’un véritable technicien, en tout cas. La jeune femme plissa les yeux. Ce genre d’individu n’avait rien à faire à bord du yacht royal, en particulier dans la chambre des machines… et, qui plus est, habillé en ouvrier.
Un frisson dévala sa colonne vertébrale. Sarein l’avait prévenue de se montrer prudente… et, d’après l’histoire de Peter, le président avait déjà beaucoup de sang sur les mains. Qu’avait dit celui-ci au cours de leur nuit de noces ? « Règle numéro un : ne jamais faire confiance à Basil. »
Du coin de l’œil, elle lorgna l’imposteur qui déposait sa boîte à outils, puis disparaissait dans un vestiaire. À côté d’elle, le chargé du protocole continuait de pérorer, et la jeune femme feignait de l’écouter. Elle prit grand soin de ne pas montrer qu’elle avait reconnu le sbire de Basil afin de ne pas susciter de soupçons. Elle remercia les gardes, les serviteurs et le chargé du protocole, puis quitta le quai.
Elle devait trouver Peter.