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JORA’H LE PREMIER ATTITRÉ
Seul avec ses pensées, Jora’h se tenait dans une pièce caverneuse, remplie de crânes. Il avait renvoyé gardes et assisteurs afin de s’isoler. Les murs opalescents semblaient être eux-mêmes taillés dans de l’os.
L’ossuarium du Palais des Prismes était un lieu de méditation, de réflexion et de vénération pour les fils du Mage Imperator. C’était là que, dans des alcôves ornementées évoquant les rayons d’une ruche, reposaient les crânes des grands dirigeants de l’Empire qui avaient régné au cours des millénaires.
Jora’h laissait pendre ses bras le long de son corps. Ses longs vêtements pesaient sur ses épaules… mais pas aussi lourdement que les questionnements et les responsabilités qui occupaient son esprit. Ses yeux parcoururent les rangées d’orbites vides, les dents régulières, les fronts ivoirins. Tous s’étaient-ils posé les mêmes questions, lorsqu’ils n’étaient que Premiers Attitrés ? Tous, y compris Cyroc’h, s’étaient-ils tenus dans l’ossuarium, doutant d’être prêts ?
Bientôt, son crâne prendrait place au côté de ces ancêtres respectés.
Les Ildirans croyaient en la Source de Clarté, un plan de réalité entièrement composé de lumière. Des éclats de cette lueur sacrée s’infiltraient dans l’univers réel. Les Mages Imperators étaient le point focal des rayons-âmes, le thisme. Tous les Ildirans pouvaient le sentir, mais certains kiths plus fortement que d’autres. Il n’existait pas de doute religieux, ni donc de sectes schismatiques ou d’interprétations déviantes comme celles des humains, d’après ce que Jora’h en savait. Le kith des lentils savait diriger les rayons de Clarté et guider les gens du commun.
Jora’h, lui, devait se guider par lui-même.
Les Ildirans conservaient le crâne de leurs défunts. De par leur structure, leurs os s’imprégnaient de phosphore, de sorte que les crânes luisaient un moment, avant de s’assombrir peu à peu. Ceux des Mages Imperators brillaient plus de mille ans, grâce à leur proximité avec la Source de Clarté.
Et ceux-ci s’illuminaient en effet d’une lumière intérieure, comme si leurs pensées continuaient de canaliser le thisme. Jora’h attendit une révélation, mais aujourd’hui ils étaient silencieux.
Il étudiait tous les jours, se préparant avec son père et ses conseillers à la fonction de dirigeant suprême. Il savait que beaucoup de choses lui échappaient, des secrets que seuls les Mages Imperators pouvaient comprendre. Lorsqu’il s’élèverait pour devenir le point focal du thisme, tout lui serait révélé. Avant ce jour, il avait beaucoup à réfléchir.
Il lui semblait que plus il s’acharnait à s’améliorer, plus il était démuni. Mais il savait que ses sujets le suivraient. Ils ne remettraient pas en cause ses décisions, car ils avaient une foi totale dans le thisme et la bienveillance de leur chef. Jora’h aurait souhaité éprouver la même confiance.
Après avoir considéré en silence les crânes luminescents de ses prédécesseurs, il leur promit qu’il agirait au mieux pour mériter de reposer à leur côté, dans l’ossuarium du Palais des Prismes.
Puis il partit, plus préoccupé par ce qu’il devait faire de sa vie que de la manière dont on se souviendrait de lui après sa mort.
Au retour dans ses appartements, Jora’h fut saisi en apercevant une silhouette inconnue, chatoyant derrière l’un des murs translucides.
Il ne pensait pas avoir oublié de rendez-vous avec l’une de ses maîtresses mandatées. Ces derniers jours, en sus de ses méditations à l’ossuarium, les instructions de son père souffrant l’avaient tellement accaparé qu’il avait reporté la plupart de ses séances amoureuses. Une fois devenu Mage Imperator, il n’aurait plus de partenaire. Mais, à mesure que ce temps redouté approchait, son intérêt pour les plaisirs de la chair diminuait. Des choses plus importantes lui occupaient l’esprit.
En entrant, il fut surpris de trouver son fils Thor’h.
Le jeune homme se leva abruptement et vint à sa rencontre d’un air déterminé.
— J’ai dû invoquer le droit de ma lignée afin de convaincre les gardes du corps de me laisser passer. J’avais besoin de te voir en privé.
Jora’h ferma la porte à clé derrière lui.
— Je suis toujours ravi de te parler, Thor’h.
Il prit le temps de le jauger. Manifestement, le jeune homme s’était ressaisi, et prenait de nouveau soin de son apparence. Son visage était poudré, sa peau nette, et il s’était appliqué du maquillage et des parfums qui flottaient autour de lui.
Néanmoins, le shiing rétrécissait ses pupilles. La drogue lui conférait une aura insubstantielle et floue dans la toile du thisme. C’était perturbant. Jora’h se dit qu’après l’attaque hydrogue, le shiing devait être réduit à la portion congrue à travers l’Empire. Comme tout le reste.
Thor’h avait revêtu un somptueux uniforme d’Attitré, ainsi qu’il convenait à un héritier. Il se tenait fièrement – une amélioration considérable, en regard de l’époque récente où il refusait ses responsabilités. Les choses avaient beaucoup changé, pour ce garçon qui pensait naguère que tout viendrait à lui sur un plateau d’argent.
Lorsque, les jours précédents, Jora’h était venu jeter un œil à son fils au chevet de son oncle dans le coma, il l’avait toujours trouvé débraillé, la mine triste. Aujourd’hui cependant, il était impressionné. Thor’h semblait avoir passé l’épreuve du feu et en être ressorti grandi. Apparemment, il avait pris une décision.
— Père, tu veux que j’étudie au Palais des Prismes. Cependant, beaucoup de choses ont changé depuis mon retour sur Ildira. L’Attitré d’Hyrillka est toujours plongé dans le sommeil du sous-thisme et ne montre aucun signe qu’il se réveillera un jour.
Sa voix se fêla, mais il se reprit. Jora’h pouvait voir combien il aimait son oncle Rusa’h.
— Les médecins font tout ce qui est possible pour…
— Je sais, coupa Thor’h, avant de faire un pas en avant. Père, les hydrogues ont dévasté les cultures, les villes et l’astroport d’Hyrillka. Les gens, dont beaucoup de mes amis, sont gravement blessés. S’ajoutant à leur détresse, celui qui les lie au Mage Imperator n’est plus avec eux, et ne le sera probablement plus jamais. Et personne n’est prêt à le remplacer. (Il redressa les épaules.) Je veux retourner là-bas afin de superviser le sauvetage et la reconstruction. Quelqu’un doit commander ces opérations. Notre peuple a besoin d’être guidé.
Passé le premier choc, Jora’h réfléchit sérieusement à sa requête.
— Et ton frère Pery’h ? Il est l’Attitré Expectant d’Hyrillka. Ne serait-ce pas à lui que devrait incomber cette responsabilité ?
Thor’h refoula rapidement une grimace.
— Il n’est pas prêt à cela, Père. Il est encore jeune, et… et davantage intéressé par ses études. Personne d’autre que moi ne connaît mieux les besoins d’Hyrillka.
Jora’h se surprit à hocher la tête.
— Pery’h pourrait se rendre utile en aidant aux projets de rétablissement de la planète. Il travaillerait aux côtés des architectes et des techniciens.
— Il ne ferait que me gêner. Hyrillka est sévèrement touchée, et les gens là-bas ont besoin d’un guide fort. Moi, je peux l’être.
Peut-être serait-ce une bonne chose, songea Jora’h. Une telle épreuve lui en apprendrait plus sur la gouvernance que ce qu’on lui enseigne au Palais des Prismes.
— C’est une idée merveilleuse, dit-il, surprenant Thor’h au point qu’il eut un bref sourire de soulagement. Ma première impulsion était de te garder sur Ildira pour te protéger. Mais j’ai moi-même vécu trop longtemps dans un cocon, et cela ne m’a pas préparé à prendre les rênes du pouvoir. Tu vas devenir Premier Attitré plus jeune que moi, mais ta demande prouve que tu apprends vite. Oui, j’approuve – Hyrillka a besoin de toi.
— Merci, Père.
Thor’h semblait partagé entre la peine qu’il éprouvait pour son oncle et la joie de revenir sur la planète qu’il considérait comme son chez-lui depuis tant d’années.
Jora’h ouvrit la porte et manda des fonctionnaires, des superviseurs et des représentants de la Marine Solaire.
— Toi et moi devons préparer cela ensemble, Thor’h. La reconstruction d’Hyrillka doit être un succès, la base de ton règne à venir.
Thor’h paraissait dépassé par ce qu’il avait déclenché mais, face à l’enthousiasme de son père, il ne pouvait plus reculer. Le Premier Attitré fit venir une dizaine de représentants des kiths, et ils passèrent des heures à sélectionner les équipes d’ouvriers et d’ingénieurs qui accompagneraient Thor’h à son retour dans l’Agglomérat d’Horizon.