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JORA’H LE PREMIER ATTITRÉ
Lorsque son père le convoqua en privé, Jora’h ne pouvait soupçonner que son univers était sur le point de basculer.
Le Mage Imperator Cyroc’h gouvernait depuis presque un siècle. Il régnait avec une bienveillance et une sagesse indispensables pour maintenir leur civilisation soudée. L’âge d’or ildiran durait depuis des millénaires, ainsi que La Saga des Sept Soleils le relatait.
En tant que fils aîné et Premier Attitré, Jora’h rencontrait souvent son père pour discuter politique. S’il profitait des avantages de son statut nobiliaire, il avait bon cœur et désirait agir au mieux quand le temps serait venu pour lui de remplacer son père. L’Histoire et le destin étaient des vaisseaux descendant un long fleuve paisible, où il n’y avait nul besoin de se hâter.
Jora’h pénétra dans la chambre de méditation, heureux de partager un instant d’intimité avec son père. Il était intéressé par tout ce qu’il avait encore à apprendre sur l’Empire. Il avait passé la matinée avec une partenaire charmante, provenant d’un kith spécialisé dans la cuisine. Elle avait manifesté un merveilleux sens de l’humour, de sorte qu’il se sentait enjoué.
— Verrouille la porte, Bron’n, dit le Mage Imperator d’une voix sinistre. Je ne veux pas que l’on soit dérangés.
L’imposant garde du corps ferma la chambre, et sa silhouette massive et monstrueuse se découpa de l’autre côté de la porte. Jora’h remarqua l’expression sévère sur le visage joufflu de son père.
— Qu’y a-t-il ?
Les yeux du Mage Imperator, enfoncés sous des replis de graisse, étaient noirs et brillants.
— Écoute-moi bien. Tu as toujours su que ce jour viendrait…
Un nœud d’appréhension serra l’estomac de Jora’h.
— Qu’y a-t-il, Père ?
— Je suis en train de mourir. Des tumeurs ont envahi mon corps, et continueront à grossir jusqu’à m’étouffer de l’intérieur. (Il avait prononcé ces mots d’une voix atone, comme s’il s’agissait d’un décret sans importance.) Je me prépare déjà à l’ultime voyage qui me mènera à la Source de Clarté. Tu vas avoir beaucoup à faire, toi qui vas me succéder.
Jora’h hoqueta et fit un pas hésitant en avant.
— Mais… ça ne peut pas être vrai ! Vous êtes le Mage Imperator. Laissez-moi appeler les kiths médecins.
— Ne perds pas ton temps à nier la réalité. Le récit de ma vie approche de sa conclusion, et la tienne entame un nouveau chapitre.
Jora’h s’arma de courage et déglutit péniblement, dans l’espoir de surmonter le choc.
— Oui, Père. J’écoute.
— Je suis incapable de bouger de mon siège depuis de nombreuses décennies – non en raison de cette tradition idiote selon laquelle les pieds d’un Mage Imperator ne doivent pas toucher le sol, mais parce qu’une tumeur insidieuse a envahi mon système nerveux central, mon épine dorsale, mon cerveau. Je souffre de maux de tête qui empirent régulièrement. D’ici un an ou moins, je serai si affaibli que je ne pourrai plus respirer, et mon cœur cessera de battre.
» À ce moment-là, tu seras appelé à devenir le nouveau Mage Imperator. Tu subiras la cérémonie au cours de laquelle tu perdras ta masculinité. Mon crâne ira reposer à l’ossuarium, où il luira à côté de mes prédécesseurs. Mais n’espère pas que je te conseille, de là où je serai. N’attends pas non plus que les lentils te guident dans la vision des rayons-âmes et de la Source de Clarté.
Jora’h étouffa un grognement. Sa foi était telle qu’il avait rarement recours au kith des lentils, ces prêtres philosophes qui aidaient les Ildirans égarés à revenir dans le droit chemin.
Le Mage Imperator continua :
— En récompense, cependant, toi seul détiendras le thisme. Tu comprendras tout ce que j’ai entrepris jusqu’à aujourd’hui, mes mobiles, ainsi que les plans que j’ai mis en place pour garantir l’intégrité de l’Empire.
Jora’h baissa la tête. Mais je ne le veux pas… pas si tôt ! Il savait que son père le réprimanderait pour son immaturité s’il lui confiait cette pensée. Personne n’avait prévu cela, personne ne désirait un tel changement – et pourtant, cela faisait partie de ses responsabilités. Toute sa vie, Jora’h avait su qu’il deviendrait Mage Imperator. Il ne pouvait prétendre le contraire.
— Je vous promets que je serai prêt, Père.
C’était ce qu’il pouvait dire de plus courageux, et il espérait qu’il pourrait tenir cette promesse. Il ressentait le poids écrasant du Palais des Prismes sur ses épaules. Autour de lui, la luminosité n’avait pas changé, mais il lui semblait qu’il y avait à présent plus d’ombres.
— Tu ne seras jamais prêt, Jora’h. Personne ne l’est. À la mort de mon père, lorsque mon temps fut venu de m’élever, j’ai été moi aussi pris au dépourvu. Chaque Mage Imperator ressent la même chose.
Jora’h essaya de réprimer son inquiétude croissante, ainsi que toutes les questions qui lui venaient aux lèvres.
— Mais la guerre des hydrogues ? Le moment est terriblement malvenu pour l’Empire de changer de maître. Il y a tant de dangers, tant de catastrophes qui nous guettent ! Père, je suis tellement désolé…
Le Mage Imperator se redressa péniblement, et Jora’h vit à quel point il paraissait faible. Comment ai-je pu ne pas le remarquer ? Ai-je été si inconscient, uniquement préoccupé de mon propre plaisir ?
— Nous n’avons pas de temps pour cela. Nous devons te préparer. Tu as encore beaucoup à apprendre. Sinon, l’Empire partira en poussière.
Jora’h s’efforça de se comporter en futur dirigeant impérial. Il redressa l’échine.
— En ce cas, il faut utiliser le temps qui reste à me préparer du mieux possible.
Niché dans les coussins du chrysalit, le Mage Imperator eut un sourire à peine visible.
— Voilà une excellente attitude. (Son visage se durcit.) Je t’ai observé, Jora’h. Je sais de quoi tu es fait. Tu t’es montré un excellent Premier Attitré et as largement répondu à mes attentes. Tu es sérieux et animé de bonnes intentions, et tu chéris ton peuple. (L’éloge redonna courage à Jora’h, mais son père poursuivit d’une voix plus tendue :) Cependant, tu es aussi trop doux, trop naïf. J’avais espéré t’instruire encore de nombreuses décennies afin de t’aguerrir face aux obligations du pouvoir. Aujourd’hui, je n’ai plus le choix.
— J’ai toujours fait de mon mieux, Père. Si j’ai commis des erreurs…
— On ne peut savoir si l’on a agi au mieux tant que l’on ne dispose pas de toutes les données sur lesquelles baser sa décision. Il y a de nombreux secrets que même un Premier Attitré ne peut deviner. C’est seulement grâce à l’emprise sur le thisme que l’on est capable d’appréhender l’Empire dans son ensemble. Tu dois endurcir ton cœur et clarifier ton esprit.
Jora’h déglutit. En vérité, cette année serait celle de tous les changements.
— À partir de maintenant, tes journées prendront un cours différent. Nous devons nous concentrer sur ton instruction. Tout ce que j’espère, c’est que nous y arriverons à temps.
Jora’h commençait à envisager ce bouleversement avec frayeur.
— Par quoi dois-je commencer, Père ?
Les yeux du Mage Imperator parurent s’enfouir dans leurs replis de graisse.
— Tu dois renforcer les liens avec tes frères, les Attitrés. Va sur Hyrillka. Personne ne doit savoir que ma santé défaille – pas encore –, mais il est impératif de ramener Thor’h. Lorsque tu t’élèveras, ton fils deviendra le Premier Attitré et devra apprendre ses obligations.
Jora’h opina.
— Oui, il s’est laissé dorloter assez longtemps en compagnie de l’Attitré d’Hyrillka.
Épuisé, le Mage Imperator se rallongea au fond de son chrysalit.
— Ensuite… nous dresserons des plans.