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JORA’H LE PREMIER ATTITRÉ
Le Premier Attitré Jora’h, fils aîné de sang noble du Mage Imperator, passait scrupuleusement ses journées en distractions. Des femmes de tout l’éventail des kiths postulaient pour avoir le privilège de s’accoupler avec lui, et la liste des volontaires était plus longue qu’il ne pouvait en satisfaire.
L’amante qu’on lui avait assignée se nommait Sai’f. Les hanches fines et alertes, elle appartenait au kith des savants, et était experte en biologie et en génétique. Elle s’intéressait à la botanique, et développait de nouvelles souches céréalières pour les scissions.
Jora’h se trouvait au Palais des Prismes, dans sa chambre de méditation éclairée par des vitraux de gemmes colorées, lorsqu’elle vint à lui. Elle avait une grande tête au front haut ainsi que des yeux vifs et attentifs, comme si elle enregistrait chaque détail pour une étude ultérieure.
Jora’h se tenait devant elle, magnifique, son visage exprimant l’idéal ildiran de la beauté. Nouée en milliers de mèches fines, sa chevelure dorée s’amoncelait autour de sa tête tel un halo.
— Merci d’avoir demandé à te trouver à mes côtés, Sai’f, dit-il avec une sincérité renouvelée. Puisse notre moment partagé aujourd’hui produire un don pour l’Empire ildiran tout entier.
Sai’f tenait entre ses mains agiles un pot en céramique qui contenait un arbuste tortillonné, au pied ligneux. Ses branches épineuses étaient tordues, contraintes par manipulation à prendre une forme anormale. Timidement, elle tendit le pot.
— Pour vous, Premier Attitré.
Jora’h le prit, intrigué par le fouillis labyrinthique de branches et de feuilles.
— C’est émouvant et fascinant. Comme si tu avais fait du tissage avec une plante vivante.
— J’explore le potentiel de nos calamarbres, Premier Attitré. Il s’agit d’une technique humaine appelée bonsaï. Elle consiste à comprimer une plante afin qu’elle croisse vers l’intérieur, tout en mettant en valeur sa beauté. J’ai commencé à faire pousser celle-là il y a un an, lorsque je me suis enregistrée pour devenir votre compagne. Cela a nécessité beaucoup d’attention, mais je suis satisfaite du résultat.
Jora’h n’eut pas besoin de feindre la joie.
— Je ne possède rien de semblable. Je le garderai dans un endroit spécial… mais tu devras m’enseigner comment en prendre soin.
Sai’f lui sourit, soulagée et transportée de voir son évident plaisir. Il plaça le bonsaï de calamarbre sur une étagère murale, puis s’avança vers elle, ouvrant sa tunique pour révéler sa large poitrine.
— À présent, permets-moi de t’offrir un cadeau en retour, Sai’f.
Elle avait été testée par son personnel avant son entrée au Palais des Prismes. Toutes les femmes qui venaient à lui étaient assurées d’être fertiles. Ces tests ne garantissaient pas qu’il féconderait chacune de ses amantes, mais les chances étaient élevées.
Sai’f se dévêtit, et Jora’h l’admira. Chaque kith possédait sa propre configuration anatomique. Certains Ildirans étaient sveltes et éthérés, d’autres ramassés et musculeux, d’autres encore osseux et nerveux, ou au contraire mous et potelés. Mais le Premier Attitré voyait de la beauté dans tous les kiths. Bien que certains soient plus attirants que d’autres, il ne faisait pas de favoritisme, n’offensait jamais ses amantes ni n’exprimait de déception.
Sai’f réagit à ses caresses comme si elle suivait une procédure. En tant que scientifique, elle avait probablement étudié les variantes amoureuses de façon scolaire, s’attelant à devenir experte de façon à exceller lors de leur rencontre. En cet instant, Jora’h ressentait la même chose de son côté – il suivait un programme et accomplissait une tâche aussi ordinaire qu’une autre.
À la pensée du bonsaï que lui avait apporté Sai’f, Jora’h ne put s’empêcher de songer à Nira. Et la plaie ancienne se rouvrit dans son cœur. Voilà cinq ans que la ravissante prêtresse Verte lui avait été arrachée.
Elle l’avait plus charmé par son innocence et sa beauté exotique que n’importe laquelle de ces Ildiranes remplies d’adoration. Lorsqu’elle était arrivée à Mijistra, l’émerveillement qui se lisait dans ses yeux écarquillés à la vue des monuments, des musées et des fontaines l’avait fait regarder sa propre ville avec un regard neuf. Son engouement spontané à l’égard des œuvres ildiranes l’avait rempli d’une fierté pour son patrimoine plus grande que les passages les plus émouvants de La Saga des Sept Soleils.
Ils avaient joui de leur compagnie mutuelle plusieurs mois durant avant de faire l’amour. Dès la première fois, cela avait paru complètement naturel. L’intimité qui s’était muée en attachement ne ressemblait à rien de ce que le Premier Attitré avait vécu jusqu’alors. Leur relation était à l’opposé de ces accouplements de routine. Jora’h et Nira avaient passé de nombreux après-midi à se délecter l’un de l’autre, profitant de chaque journée car ils savaient qu’un jour cela prendrait fin. Et il avait continué à la rappeler à ses côtés.
Mais, au début de la crise hydrogue, lorsqu’il était parti voir le prince Reynald sur Theroc, Nira et son mentor Otema avaient été tuées tragiquement dans l’incendie de la serre qui abritait les surgeons d’arbres theroniens qu’elles avaient offerts. D’après le rapport, les deux prêtresses Vertes s’étaient précipitées pour les sauver, et avaient péri dans le brasier.
Longtemps auparavant, la douce Nira était venue au Palais des Prismes avec de petits surgeons de la forêt-monde en pot. Aujourd’hui, des années après sa mort, Sai’f avait apporté à Jora’h un bonsaï, et tous ces souvenirs resurgissaient…
Il recentra son attention sur la scientifique. Il ne voulait pas qu’elle remarque son trouble, ou qu’elle le quitte insatisfaite. Il lui fit l’amour avec une intensité qui, l’espace d’un instant, refoula la souffrance des souvenirs.
Jora’h avait réclamé audience auprès de son père. Les lèvres épaisses de Cyroc’h, le Mage Imperator, sourirent lorsqu’il le vit. Ses yeux vifs s’enfouissaient sous des replis graisseux. Bron’n, son féroce garde du corps personnel, se tenait à la porte de sa chambre privée, de sorte que lui et son fils aîné puissent parler à l’abri des oreilles indiscrètes.
— J’aimerais envoyer un autre message sur Theroc, Père.
Cyroc’h fronça les sourcils. Puis il se renfonça dans son chrysalit, comme si la connexion télépathique du thisme le détendait.
— Tu penses encore à cette humaine, je le sens. Tu ne devrais pas la laisser t’obséder ainsi. Cela ne fait que perturber les obligations importantes que tu as ici. Elle est morte depuis longtemps.
Jora’h savait qu’il avait raison, mais il ne parvenait pas à oublier le sourire de Nira et la joie qu’elle lui avait apportée. Avant de venir ici, il s’était rendu à l’arboretum de la hautesphère. Les surgeons theroniens avaient été installés dans une salle particulière. À présent, la serre avait été replantée de lis rose saumon de Comptor et de coquelicots écarlates, qui emplissaient l’air humide de parfums capiteux. Cinq ans auparavant, lorsqu’il avait appris la terrible nouvelle à son retour de Theroc, il avait contemplé, frappé de terreur, les traces de l’inexplicable incendie.
Il n’y avait pas eu de corps à renvoyer sur Theroc. Les arbremondes se consumaient déjà avant que Nira et Otema interviennent pour combattre le feu, de sorte qu’elles n’avaient pu envoyer d’ultime message par télien. Tout avait été perdu. Éploré, Jora’h avait informé de la tragédie Reynald, le frère de Nira, dans un communiqué spécial délivré par un vaisseau de la Marine Solaire.
On avait récuré les cendres et la suie, mais les souvenirs et la souffrance, elles, demeuraient. Au fond de son cœur, Jora’h n’avait jamais accepté la mort de Nira. Si seulement il avait été là, jamais il n’aurait laissé quoi que ce soit lui arriver…
Percevant la tristesse de son fils par le thisme, Cyroc’h opina d’un air sombre.
— Tu porteras de nombreux fardeaux, lorsque tu t’élèveras pour prendre ma place. C’est ton destin, mon fils, de ressentir la peine de notre peuple.
Les fines mèches dorées de Jora’h oscillèrent comme des vrilles de fumée.
— Néanmoins, je voudrais envoyer un nouveau message à Reynald en mémoire des deux prêtresses Vertes. Nous ne leur avons rendu ni cendres ni ossements. (Il écarta les bras.) Ce n’est que peu de chose, Père.
Le Mage Imperator sourit avec indulgence.
— Tu sais que je ne peux rien te refuser.
La tresse épaisse comme une corde qui pendait de sa tête s’enroula autour de sa panse et se convulsa, comme si le dirigeant suprême était contrarié. Soulagé, Jora’h tendit une plaque d’adamant gravé.
— J’ai écrit une lettre à Reynald, qu’il pourra partager avec les prêtres Verts. Je voudrais l’envoyer par l’un de nos vaisseaux marchands.
Cyroc’h prit le message.
— Cela nécessitera du temps, et une voie indirecte. Theroc n’est pas un monde très fréquenté.
— Je sais, Père, mais au moins, c’est une occasion pour moi de faire quelque chose. Ma façon de maintenir le contact.
Le Mage Imperator prit la plaque miroitante.
— Tu ne dois plus penser à cette humaine.
— Merci de m’accorder cette faveur.
Jora’h sortit à reculons de la chambre, puis s’en alla d’un pas élastique.
Dès qu’il fut parti, son père indiqua à son garde du corps d’approcher.
— Prends ça et détruis-le. Assure-toi que Jora’h ne puisse envoyer aucun message vers Theroc.
Bron’n saisit la plaque d’adamant dans ses mains griffues et, avec une force prodigieuse, la brisa. Il incinérerait les morceaux dans le fourneau d’une centrale électrique.
— Oui, Seigneur. Je comprends.