18
TASIA TAMBLYN
Le siège d’Yreka était long et ennuyeux. Et déjà inutile, d’après Tasia, qui avait fait le compte : à supposer que les FTD récupèrent tous les stocks d’ekti illégaux, ceux-ci ne compenseraient jamais la dépense de carburant induite par leur déploiement de force.
Le lieutenant-colonel Robb Brindle, en revanche, comprenait.
« Cela ne concerne pas le carburant, Tasia, lui avait-il dit dans l’intimité de leur cabine fermée à clé. Le général Lanyan pense que si on ferme les yeux sur le détournement de ressources d’Yreka, les autres colonies suivront le même chemin. Il nous sera alors impossible d’empêcher le reste d’aller à vau-l’eau. »
De son côté, Tasia, qui n’avait pas grandi au sein de l’armée, comprenait aisément les motivations des colons.
« C’est très joli sur le papier, Brindle, mais des vies humaines sont en jeu, là-bas. Je ne me suis pas enrôlée pour intimider une poignée de colons désespérés qui tentent juste de survivre. »
Robb avait haussé les épaules.
« Tu es un officier des FTD, Tasia. On laisse ce genre de décision au roi, aux diplomates et au général. »
En temps normal, Tasia, une Vagabonde, n’aurait jamais eu la moindre chance d’être nommée à un poste de commandement. Mais elle avait bénéficié de l’accroissement soudain de la flotte consécutif à la première attaque des hydrogues. Ses talents personnels en matière de pilotage, de survie dans l’espace et sa propension à innover lui avaient permis de rejoindre l’école d’aspirants officiers. Malgré sa jeunesse, elle avait atteint le grade élevé de platcom – l’équivalent d’un capitaine de vaisseau – en seulement cinq ans. En d’autres circonstances, elle serait restée simple soldat.
Tasia aurait dû savoir qu’elle ne devait pas discuter politique avec Robb. Ils s’entendaient sur la plupart des choses, ce qui rendait leurs disputes occasionnelles d’autant plus houleuses. Si elle avait eu une once de bon sens, elle aurait proposé de jouer au ping-pong en basse gravité, ou de regarder une émission de divertissement, ou de faire une course de Rémoras. Mais non, ils s’étaient engagés sur le terrain miné des mots…
« On essaie tous de survivre, avait-il dit. C’est le boulot des FTD – notre boulot – d’assurer qu’un maximum de gens puisse survivre, et non quelques colons qui s’accaparent les ressources. »
Après deux mois d’ennui, les troupes des FTD avaient les nerfs à fleur de peau. Les soldats pensaient que l’amiral Willis pourrait les employer à meilleur escient, mais celle-ci maintenait le blocus.
Pendant son quart de jour, Brindle faisait sortir ses escadrons de Rémoras en manœuvres d’entraînement autour d’Yreka, piquant puis montant en chandelle dans les nuages de la planète. En théorie, ces démonstrations de force devaient épouvanter les rebelles. Brindle affirmait qu’il dirigeait lui-même les manœuvres afin d’entretenir les réflexes de ses hommes. Tasia, elle, savait qu’il pilotait pour relâcher la pression.
Jour après jour, aucun des deux camps ne bougeait. Les Yrekiens vivaient sous le coup de l’interdiction, de plus en plus désespérés. Le gouverneur essayait de faire comme si de rien n’était. Un incident se produirait bientôt, c’était certain.
Une nouvelle holoconférence des commandants de la flotte avait lieu. Tasia était assise dans son salon privé. Comme d’habitude, Patrick Fitzpatrick préconisait une frappe immédiate pour confisquer les réserves d’ekti.
— On essaiera de minimiser les pertes civiles, Amiral. Quand bien même cette bande de rebelles devrait se prendre quelques coups… (Ses lèvres minces s’incurvèrent en rictus.) Après tout, nous sommes en opération punitive, n’est-ce pas ? On dirait qu’on les a seulement mis au piquet jusqu’à ce qu’ils se conduisent mieux.
— N’auriez-vous pas un problème de patience, commandant ? demanda l’amiral Willis, imperturbable. Je ne veux pas verser de sang, à moins d’y être forcée.
Soudain, l’officier tactique de pont fit sonner l’alarme, sur le Lance-foudre de Tasia.
— Activité détectée en surface, Platcom !
Des alertes semblables devaient retentir sur tous les vaisseaux du blocus.
L’amiral Willis annula la réunion et ordonna aux commandants de regagner leur poste. Lorsque tous se furent exécutés, elle s’adressa à eux :
« Ainsi, ils ont pris l’initiative. Le gouverneur Sarhi savait ce qu’elle devait faire, et il semble qu’elle n’ait pas choisi la bonne option. »
L’officier tactique regarda Tasia.
— Six vaisseaux décollent de quatre astroports à travers le continent. Chacun d’eux suit une trajectoire différente.
Tasia se renfrogna.
— Ils espèrent que l’un d’eux au moins franchira le blocus.
La voix traînante de l’amiral retentit sur la fréquence générale :
« Attention, vaisseaux yrekiens ! Peut-être n’ai-je pas été assez claire la première fois. Personne n’est autorisé à quitter la planète, jusqu’à restitution de vos réserves d’ekti. »
Les vaisseaux civils s’élevaient dans l’atmosphère, moteurs au maximum. Ils se dispersèrent telles des souris apeurées, tentant d’éviter les essaims de vaisseaux des FTD.
« Allez, ne me forcez pas à répondre… (La voix de Willis évoquait celle d’une grand-mère contrariée, mais les fuyards l’ignorèrent.) D’accord. Commandants, vous savez quoi faire. Prouvez-leur qu’ils ont eu tort.
— C’est du gâteau, lança Fitzpatrick depuis le pont de son croiseur Manta. »
Tasia transmit ses ordres :
— Lieutenant-colonel Brindle, que vos hommes forcent les vaisseaux à atterrir. Visez les propulseurs interstellaires, si possible. Renvoyez-les chez eux la queue entre les jambes.
— Vos désirs sont des ordres, Platcom.
L’escadron de Brindle attaqua deux des briseurs de blocus avant qu’ils aient eu le temps de percer les nuages. De brèves impulsions jazer firent exploser leurs moteurs interstellaires, avec suffisamment de précision pour leur laisser la possibilité d’atterrir – sans douceur certes, mais saufs.
Les Rémoras se redéployèrent pour attaquer deux autres vaisseaux.
« Quatre lapins au tableau de chasse ! »
Tasia fixa les écrans du regard. Les vaisseaux des fuyards paraissaient inoffensifs, sans défense. Il leur était impossible de s’échapper. Deux d’entre eux oscillèrent, comme s’ils avaient changé d’avis… avant de poursuivre leur route.
Fitzpatrick lança :
« Ceux-là sont à moi. Reculez, vous autres. »
Mais il n’envoya pas ses Rémoras. Alors que les deux vaisseaux filaient vers l’espace, pensant avoir réussi, Fitzpatrick pointa son croiseur Manta dans leur direction.
« Regardez ça ! »
Son canonnier tira deux rayons jazer assez puissants pour endommager un vaisseau de guerre. L’explosion illumina l’espace. Les deux vaisseaux furent vaporisés et se dispersèrent en un nuage d’atomes métalliques.
Tasia eut un hoquet. Ne pouvant se retenir, elle empoigna la console de comm.
« Fitzpatrick, c’était totalement gratuit ! Comment peux-tu justifier… »
Un ricanement la coupa.
« Il y a quelqu’un qui oublie qu’on est en guerre. »
Depuis son vaisseau amiral, Willis émit :
« Assez, vous deux. Le commandant Fitzpatrick n’a pas outrepassé la liberté d’action quelque peu vague que je lui ai donnée. Mais la prochaine fois, je ne vous laisserai pas autant la bride sur le cou. (Elle soupira.) Néanmoins, je crois que les colons ont compris. Excellent travail, tout le monde. »
Tasia serra les poings jusqu’à ce que ses phalanges blanchissent. Qui est donc l’ennemi, dans cette guerre ?
Les vaisseaux militaires reprirent position autour de la planète. Personne ne savait combien de temps encore durerait le siège.