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CESCA PERONI
Le cœur de Rendez-Vous était un amas d’astéroïdes retenus entre eux par la gravité et des superstructures artificielles. Des poutrelles et des câbles maintenaient en place les rochers flottants, en orbite autour d’une naine rouge. En deux cent trente-sept ans, Rendez-Vous était devenu la pierre angulaire de la civilisation des Vagabonds. Les réunions claniques avaient lieu à cet endroit, qui était également le point de passage obligé des marchands.
En tant qu’Oratrice, Cesca Peroni avait ses quartiers sur Rendez-Vous. Elle y arbitrait les disputes entre les familles et les rivaux commerciaux. Son père, Denn Peroni, l’avait laissée ici alors qu’elle était fillette afin qu’on lui enseigne la politique et la diplomatie. Jhy Okiah s’était montrée une mère pour elle, et Cesca faisait grand cas de ses lumières.
Dès son retour d’Osquivel, elle alla parler à la vieille femme. Elle se trouvait dans un tel désarroi qu’elle n’avait d’autre choix que de lui ouvrir son cœur, en quête d’une aide.
Depuis qu’elle avait pris sa retraite, l’ancienne Oratrice semblait avoir rajeuni. Ses yeux étaient plus brillants, et ses cheveux gris plus lustrés. Le stress de tant d’années de négociations l’avait desséchée, mais avoir passé la main lui avait redonné de l’énergie. Elle accueillit Cesca avec un sourire sincère, sans arrière-pensée politique.
— Bienvenue, mon enfant. (Ses yeux entourés de rides pétillèrent.) Ou préfères-tu que je sois plus respectueuse quand je parle à notre révérée Oratrice ?
— Vous n’aurez jamais à être guindée avec moi. J’ai assez de soucis sans y ajouter ces absurdités.
— La diplomatie n’est pas une absurdité ! Aurais-je mal choisi mon successeur ?
Cesca s’assit dans un fauteuil de cordes tressées, orné d’un motif de la Chaîne des Vagabonds en fils de couleur.
— Si vous aviez choisi quelqu’un d’autre, ma vie aurait été moins compliquée, Jhy Okiah.
La vieille femme leur servit du thé-poivre puisé à un distributeur.
— Toutes deux, nous savons que c’est sous ta gouvernance que les Vagabonds auront une meilleure chance de survie. Pas sous celle d’un autre. J’ai confiance en ton Guide Lumineux. (Elle eut un sourire nostalgique.) Il fut un temps où mon petit-fils Berndt croyait mériter le poste d’Orateur par la grâce de sa lignée. C’était une grande gueule, mais il a fini par apprendre. Il a trouvé sa place comme capitaine d’une station d’écopage ; là, il a accompli un sacré bon boulot – jusqu’à ce que les hydrogues le tuent.
L’ancienne Oratrice traversa son appartement en flottant avec grâce et délicatesse. Cesca but son thé à petites gorgées, se rappelant à quel point le vieux Bram Tamblyn avait apprécié cette boisson. Son goût épicé lui fit repenser à Jess, et elle se sentit de nouveau le cœur lourd.
Bien sûr, Jhy Okiah le remarqua.
— Alors, mon enfant, soit ta charge d’Oratrice est plus légère que ne l’était la mienne et tu n’as rien de mieux à faire que de papoter avec une retraitée… soit tu as un problème et tu crois que je peux te donner la solution d’un coup de baguette magique.
— Il n’y a pas de solution simple, j’en ai peur, répondit Cesca.
La vieillarde croisa les membres dans une position approximative du lotus et écouta. Cesca but une grande gorgée de thé afin de se donner du courage, puis rapporta la proposition de mariage de Reynald, en mentionnant toutes les raisons qu’il avait données pour lier les Vagabonds aux Theroniens. Usant des techniques que Jhy Okiah lui avait apprises au long de sa formation, elle présenta ces arguments de façon calme et objective.
— Tu admets donc le bien-fondé politique de ce mariage, dit Jhy. Aucun clan ne s’opposera à une telle alliance, et Ross Tamblyn est mort depuis presque six ans. Alors, quel est le problème ? Ce dirigeant theronien cache-t-il quelque noir secret ? Est-il peu recommandable, d’une façon ou d’une autre ?
Cesca regarda fixement sa tasse.
— Non, non. Je crois que Reynald est un brave homme, et il a l’air très sérieux. Logiquement, je ne peux refuser son offre. Cependant… (D’ordinaire, elle dissimulait mieux ses sentiments, une nécessité pour l’Oratrice qu’elle était.) À dire vrai, mon cœur a toujours appartenu à quelqu’un d’autre, même… avant.
Jhy Okiah inclina la tête en signe de compréhension.
— Que pense Jess Tamblyn de ce mariage ?
— Comment savez-vous ? Jess et moi avons…
La vieillarde se contenta de glousser en se radossant.
— Mademoiselle Peroni, je connais votre amour depuis le commencement – tout comme la plupart des clans, oserais-je dire. Nous avons trouvé plutôt admirable, bien qu’un peu exaspérant, votre fidélité à vos devoirs respectifs, tandis que vous faisiez mine de ne pas vous voir. Tu ne peux pas penser sérieusement que nous étions aussi aveugles ?
Il fallut un moment à Cesca pour assimiler cette révélation.
— Alors, Jess et moi devrions juste renoncer l’un à l’autre ? Nous comptions annoncer nos fiançailles, mais…
Soudain, la vieille femme devint sévère.
— Trop tard, mon enfant. Si tu l’avais fait il y a quelques années, je t’aurais apporté mon soutien. Aujourd’hui, tu as des obligations. Les circonstances ont changé, et tous, nous pouvons voir la voie qu’éclaire le Guide Lumineux.
Cesca sut, par le ton de sa voix, qu’il n’y avait pas matière à discussion, et son cœur se serra.
— Tu es différente des autres femmes, Oratrice Peroni, dit Okiah en faisant claquer son titre comme un fouet. Tu ne peux faire de choix en fonction de tes désirs ou de tes besoins. Tu ne peux vivre ta vie à la légère, en poursuivant des rêves de fillette. Une Oratrice doit s’élever au-dessus des considérations personnelles. Il y a beaucoup d’avantages, mais aussi un prix à payer.
— Jess est parti dans l’espace profond sur l’un des nouveaux écumeurs de nébuleuse. Il m’a dit qu’il savait que je prendrais la bonne décision, avoua Cesca. Apparemment, il a plus confiance en moi que moi-même.
Jhy Okiah posa une main tannée sur le bras de la jeune fille.
— Il essayait de t’aider. Il a vu ce que tu ne pouvais voir… ce que tu n’étais pas prête à voir.
Cesca resta plongée un long moment dans le silence. Elle avait toujours su quelle devait être sa réponse à Reynald.
— Alors je paierai le prix, quoi qu’il m’en coûtera.