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CESCA PERONI
Il régnait une chaleur incroyable. Assez intense pour faire fondre la roche et vaporiser les éléments les plus légers, assez forte pour incinérer toute chair en un instant. Isperos était un endroit effroyable, éclairé par un soleil ardent. Les risques y étaient grands, mais, pour les Vagabonds, la chaleur était une ressource. La colonie fortifiée produisait suffisamment de métaux purs et d’isotopes rares pour que vivre ici en vaille la peine.
En tant qu’Oratrice des clans, Cesca Peroni était venue féliciter Kotto Okiah pour son ingéniosité, grâce à laquelle il avait pu établir un avant-poste au seuil de l’enfer. Tous deux se trouvaient dans un bunker souterrain.
— Personne n’aurait cru cela possible, dit-elle, mais vous avez réussi ce que d’autres étaient trop aveugles pour concevoir. Le succès de cet endroit constitue l’un des piliers de notre économie défaillante.
L’ingénieur la remercia maladroitement. C’était un génie excentrique, mais il n’était guère doué pour recevoir un compliment.
Impatient d’impressionner sa visiteuse, Kotto la mena dans des galeries plus profondes. Il épongeait les gouttes de transpiration qui coulaient sur ses joues et les essuyait dans ses cheveux bouclés.
— Ça se refroidit après le niveau 2. (Il tapota la paroi recuite, produisant un son creux.) Il y a trois couches de céramique en nid-d’abeilles, plus une couche de fibre rocheuse calorifuge partout. Le vide arrête le transfert thermique.
— Personne d’autre que vous n’aurait pu gérer le rayonnement d’un soleil tout entier. Voilà un parfait exemple de l’ingéniosité des Vagabonds.
Les félicitations de Cesca étaient sincères. Il la gratifia d’un sourire timide.
— Eh bien, cela nous fournit assez de puissance pour faire fonctionner les générateurs, les recycleurs d’air et les systèmes de refroidissement. (Il désigna une rangée de conduites recouvertes de givre qui couraient le long de la galerie comme des vaisseaux sanguins.) J’ai conçu un système de circulation calorique assez peu orthodoxe pour canaliser vers la surface l’énergie en excès ; là-haut, de grandes pales la dispersent par rayonnement. Du moins, une partie… Il s’agit d’une autre de mes inventions.
Des années plus tôt, lorsque les hydrogues avaient proscrit l’écopage des géantes gazeuses, Cesca avait exhorté les clans à imaginer de nouvelles solutions pour capter de l’hydrogène du Bras spiral. Kotto était une mine d’idées. Tandis que l’on creusait les galeries et que l’on construisait les hauts fourneaux de la station d’Isperos, il était parvenu à remanier le processus de production des réacteurs d’ekti afin de les rendre plus efficaces. Il avait également inventé les écopeuses blitzkrieg, utilisées pour avaler en un clin d’œil l’hydrogène des nuages des géantes gazeuses.
D’une manière ou d’une autre, les Vagabonds réalisaient toujours l’impossible. Cesca inspira longuement, satisfaite de ce qu’ils avaient accompli. Oui, des choses impossibles. Comme sa relation avec Jess. Car, après si longtemps, elle avait trouvé un moyen de franchir l’abîme qui la séparait de celui qu’elle aimait…
Plusieurs années auparavant, elle était tombée amoureuse du frère de Ross Tamblyn, auquel elle était alors fiancée. Après la mort de ce dernier, Jess et elle auraient dû trouver le bonheur ensemble. Mais on avait choisi Cesca comme nouvelle Oratrice, et Jess avait dû reprendre l’entreprise familiale de puisage d’eau : chacun d’eux avait étouffé ses sentiments. Ils avaient convenu qu’une Oratrice devait rester focalisée sur sa tâche, du moins jusqu’à la fin de la crise.
À l’époque, la décision avait paru raisonnable.
Moins d’un an plus tard, ils étaient devenus amants en secret. Et aujourd’hui, ils étaient d’accord pour annoncer leur mariage dans six mois. Six longs mois… mais elle en entrevoyait enfin l’issue. Elle aurait sa petite part de bonheur, où qu’il se trouve.
En attendant, elle devait se concentrer sur ses responsabilités d’Oratrice.
Kotto la mena dans une salle souterraine blindée de carreaux de céramique.
— On l’appelle notre « salon de luxe », précisa-t-il.
Huit techniciens assis à des consoles observaient sur des écrans les activités extérieures ; ils surveillaient les équipes qui s’activaient sur la face cachée de la planète.
Isperos était baignée par la couronne du soleil instable et violent, telle une pierre dans une chaudière. Des engins miniers et des hauts fourneaux mobiles opéraient sur la partie nocturne du terminateur, à l’endroit où la croûte venait juste d’être cuite. Les machines pelletaient la couche supérieure et en extrayaient les métaux, sélectionnant les isotopes à demi-vie brève créés par le déluge de rayons cosmiques.
— Nos clans se sont toujours montrés compétents dans l’exploitation des astéroïdes, dit Kotto, mais ceux-ci comprennent des éléments légers inutiles, comme de la glace et des gaz. Sur Isperos, le soleil effectue le traitement à notre place, car il ne laisse que les métaux lourds les plus purs. (Il écarta les mains.) Il ne reste plus qu’à les fondre en lingots et à les expédier dans le chariot du canon électromagnétique. C’est d’une simplicité enfantine.
Cesca doutait que rien de ce qui concernait Isperos soit « d’une simplicité enfantine », mais elle admirait l’audace technique. La Grosse Dinde n’aurait jamais pris un tel risque.
Au-dehors, sur la surface croûteuse, des pistes aplanies partaient des sites miniers, sur la ligne du terminateur. Des navettes automatiques transportaient des palettes de lingots jusqu’à un lanceur d’un kilomètre de long – un système électromagnétique capable de tirer des projectiles dans l’espace à la vitesse de libération orbitale. À une distance de sécurité de la planète bouillonnante, des cargos ramassaient le trésor à la dérive. Des négociants livraient la marchandise à des sites de construction de Vagabonds, ou, de façon plus lucrative, au marché noir destiné à l’industrie des colonies hanséatiques.
Sur un écran, Kotto indiqua une forêt de pales géantes en céramique rougeoyante qui s’étendaient comme des voiles sur la surface semée de mines.
— Nous construisons davantage de radiateurs antichaleur, de façon à faire baisser la température d’un ou deux degrés dans les stations. Mais il faut toujours choisir entre augmenter notre confort ou produire davantage de métaux.
Toutes les deux secondes, le canon électromagnétique lançait un cylindre argenté de masse et de taille standard, en rafale. Chaque mois, on déplaçait le lanceur afin qu’il demeure à l’intérieur de la zone d’ombre. Quelques cargaisons avaient été perdues, leur trajectoire perturbée par des astéroïdes ou simplement à cause de mauvais calculs ; mais les cargos-chaluts parvenaient à récupérer la plupart.
L’œuvre de Kotto remplissait Cesca de fierté, et la persuadait que les Vagabonds survivraient à la guerre contre les hydrogues. D’une manière ou d’une autre. Tout comme elle et Jess.