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CESCA PERONI
Le fastueux convoi de fiançailles descendit à travers l’atmosphère de Theroc. Les douze vaisseaux étaient tous différents et de forme extravagante ; ils arboraient des bannières exotiques et des insignes ornementés sur la coque. Chacun d’eux transportait des représentants des clans principaux : Okiah, Kellum, Sandoval, Pasternak, Tylar, Sorengaard, Chen, Baker, Kowalski et, bien sûr, le clan Peroni.
L’escorte représentait un énorme gaspillage d’ekti, mais chaque famille se devait de manifester son allégresse pour l’événement. Ce n’était pas tous les jours qu’une Oratrice se mariait.
Des Theroniens avaient grimpé dans les cimes des arbres afin d’avoir une meilleure vue. Au sol, on se pressait autour de la prairie servant de terrain d’atterrissage afin d’accueillir les visiteurs. Père Reynald, dépassé par l’arrivée soudaine de ces étranges vaisseaux, arriva hors d’haleine, flanqué de prêtres Verts.
Cesca Peroni émergea de la navette de tête. Elle était vêtue d’une toilette bigarrée, et des rubans retenaient sa coiffure. Reynald la reconnut sur-le-champ.
— Cesca !
Voyant l’étonnement mêlé de joie éclairer son visage hâlé, la jeune femme s’avança. Elle tendit la main droite, un sourire resplendissant aux lèvres. Elle récita son texte sans la moindre hésitation :
— Après une si longue attente, je viens en personne accepter votre proposition de mariage, Père Reynald de Theroc. Si elle tient toujours, bien sûr ?
Reynald la regarda comme si elle l’avait frappé avec une lourde branche. Puis un sourire espiègle fendit son visage.
— Bien sûr que ma proposition tient toujours ! (Il lui prit les deux mains, puis l’étreignit brièvement mais passionnément avant de la lâcher, confus. Il reprit contenance par un bref salut.) Je serai honoré que vous deveniez ma femme, Cesca Peroni, Oratrice des Vagabonds. Nos peuples ont beaucoup à s’offrir, tout comme vous et moi.
D’autres vaisseaux atterrirent dans la clairière en se serrant dans l’espace réduit. Mais les Vagabonds pilotaient à la perfection, de sorte que leurs atterrissages semblaient avoir été chorégraphiés. Les représentants des clans débarquèrent, vêtus de leurs plus beaux atours, et s’extasièrent sur le paysage verdoyant. Ils se tenaient dans l’air frais, contemplant les grands arbres, humant l’humidité chargée de senteurs épicées, si différente de l’air recyclé des milieux artificiels.
Cesca leva la main de Reynald, qu’elle étreignait toujours. Elle cria aux chefs claniques :
— Nous acceptons tous deux ! Après tant d’épreuves, il est bon d’avoir quelque chose à fêter.
Les Vagabonds poussèrent cris de joie et sifflements. Les prêtres Verts et les Theroniens rassemblés se rendirent compte de ce qui se passait, et se mirent eux aussi à applaudir. Enfin, Idriss et Alexa arrivèrent, quelque peu déconcertés mais ravis par ce déploiement de faste inattendu.
— C’est charmant, dit Reynald : Estarra, ma petite sœur, vient de s’envoler pour la Terre. Elle est sur le point de convoler avec le roi Peter. Et aujourd’hui, vous acceptez ma demande en mariage. Quelles semaines merveilleuses nous vivons !
Elle cligna des yeux, mais fit de son mieux pour dissimuler sa surprise. Le roi épousait une Theronienne ? Les clans n’auraient-ils pas dû être mis au courant ? Une brève agitation parcourut les rangs des Vagabonds. Cesca se demanda quels changements diplomatiques en résulteraient. Des liens par alliance entre les Vagabonds, les Theroniens et la Hanse… Il lui faudrait y réfléchir plus avant.
Cesca se retourna vers l’homme svelte, à l’allure assurée, qui était sorti à sa suite de la navette officielle. De par ses traits et ses cheveux noirs, il lui ressemblait.
— Voici mon père, Denn Peroni. Mes oncles se trouvent tous dans ce vaisseau.
Reynald présenta rapidement ses parents. Idriss, l’air quelque peu perdu, contempla les nouveaux venus.
— Quelqu’un aurait-il l’obligeance de me dire ce qui se passe ?
Son épouse lui jeta un regard pétillant.
— Réfléchis un instant, Idriss. Tu trouveras par toi-même.
Cesca et Reynald se tenaient dans la salle de réception du récif de fongus. La lueur de la lune et des étoiles traversait la canopée, et la musique produite par les instruments exotiques aussi bien que par les insectes remplissait la nuit de magie. À tour de rôle, les Vagabonds chantaient des ballades et exécutaient divers tours d’adresse afin de montrer leur culture.
Cesca parvint magnifiquement à faire croire qu’elle s’amusait.
Les vaisseaux avaient amené tant d’artistes, apporté tant de cadeaux de planètes et d’astéroïdes lointains que la fête de fiançailles ressemblait à un carnaval. Tout le monde riait et dansait, enchanté de ces nouveaux amis.
Reynald semblait être fier d’avoir Cesca à ses côtés.
— Je ne serais pas surpris que cette soirée aboutisse à d’autres demandes en mariage.
Elle lui prit poliment la main et continua de sourire.
— Cela renforcerait certainement notre alliance.
Comme il se faisait tard, Reynald l’entraîna sur un balcon privé, d’où ils pouvaient tranquillement observer l’animation sous les arbres.
— Croyez-vous que vous aimerez Theroc ? demanda-t-il.
Il semblait désireux de lui plaire.
— Nous devrons tous deux nous habituer à beaucoup de choses. Les Vagabonds sont des nomades, et ma famille, composée de marchands errant de système en système, l’est plus que toute autre. Mon père vit à bord de ses vaisseaux ; il voyage entre une centaine de sites, d’entrepôts en stations d’écopage, afin de négocier du carburant avec la Grosse Dinde, les Ildirans ou même – elle baissa la voix – directement avec certaines colonies, bien que cela aille à l’encontre de la politique commerciale de la Hanse.
— Je suis certain que la Hanse comprendrait, dans la mesure où ces colonies en ont absolument besoin.
Surprise par autant de naïveté, Cesca poussa un soupir.
— Il faudra sans doute du temps avant que mon peuple soit aussi ouvert que vous l’êtes.
— Parlez-moi des Vagabonds, dit-il en la regardant avec un sourire innocent. Quelles raisons vous ont poussés à devenir si… impénétrables, si méfiants ?
— Cela remonte à de nombreuses générations. Vous avez eu de la chance avec Theroc : un monde riche, une colonie florissante. Mais après que notre vaisseau-génération Kanaka eut été envoyé sur Iawa, toutes les cultures ont périclité. Au cours de cette période difficile, nous n’avons pu compter que sur nous-mêmes. Plus tard, nous sommes devenus très bons dans le traitement de l’ekti, d’abord en tant que gérants des usines ildiranes, puis en tant que dirigeants de nos propres stations d’écopage. Chaque succès, nous l’avons payé avec notre sueur et notre sang. Comme vous, nous avons refusé de signer la Charte de la Hanse, mais la Grosse Dinde aimerait certainement nous assujettir.
— Eh bien, nous venons juste de fournir dix-neuf prêtres Verts au titre de l’effort de guerre…
Cesca le regarda avec sérieux.
— C’est différent. Les Terreux n’obtiendront rien des prêtres Verts sans leur coopération, mais ils peuvent voler notre ekti – ce qu’ils ont fait, n’en doutez pas. Nous soupçonnons qu’ils pillent certains de nos cargos avant de les détruire.
— C’est affreux !
— C’est une bonne chose que la plupart de nos dépôts de carburant ne figurent sur aucune carte. Peut-être les Vagabonds sont-ils un peu paranoïaques, Reynald, mais de votre côté… peut-être vous montrez-vous trop confiants ?
La rumeur des festivités résonnait dans la nuit. Cesca se demanda si quelqu’un avait remarqué leur absence. Son père et ses oncles devaient probablement se regarder avec un sourire entendu.
Le mariage lui-même n’aurait pas lieu avant un an. Entre-temps, Vagabonds et Theroniens se rencontreraient plus souvent. Des vaisseaux viendraient en visite sur la planète forestière avec des fournitures clandestines. Reynald, peut-être accompagné de membres de sa famille, visiterait des avant-postes de Vagabonds soigneusement sélectionnés. Peu à peu, les deux cultures se mélangeraient.
Alors qu’ils se tenaient au clair de lune, Cesca se dit que tout irait pour le mieux, que sa décision était la bonne. Reynald semblait si heureux qu’elle lui tienne la main et se presse contre lui – elle qui essayait de tout son cœur de ne pas penser à Jess.