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ANTON COLICOS
La légendaire cité de Mijistra représentait tout ce dont Anton avait jamais rêvé – multiplié par mille. La métropole de cristal étincelait à la lumière des sept soleils. Le jeune chercheur avait du mal à croire que ses yeux puissent supporter tant de merveilles.
Comme il sortait du vaisseau de transport ildiran, Anton fouilla ses poches, à la recherche de ses filtres solaires. Le capitaine l’avait prévenu que la luminosité ambiante causait souvent des problèmes aux humains, mais le panorama l’avait tellement bouleversé qu’il avait oublié cette précaution élémentaire. Lorsqu’il fit glisser le ruban pare-soleil sur ses yeux, de nouveaux détails l’assaillirent. Des flèches, des vitraux, des fontaines, des jardins…
La cité évoquait des lieux extraordinaires : Xanadu, le palais de Kubilai Khan et son dôme des plaisirs ; mais aussi la mythique Atlantide, El Dorado, le royaume du prêtre Jean, et même la cité d’Émeraude d’Oz. Il lui faudrait des siècles pour s’imprégner de tout cela… et bien plus pour le comprendre et le transmettre aux générations futures.
Il aurait voulu partager cette vision avec ses parents disparus. Comme ils auraient adoré être là ! Juste avant de quitter la Terre, il avait reçu une missive d’un fonctionnaire anonyme indiquant qu’ils allaient « étudier cette affaire » au moment « opportun ». Voilà qui n’était guère encourageant, mais cela valait mieux que rien, supposait Anton.
Réprimant son inquiétude, il se rappela que Margaret et Louis avaient toujours été autonomes et prêts à affronter les imprévus. Toute sa vie, ils lui avaient répété qu’ils adoraient leur travail, et que malgré les risques ils ne voulaient rien faire d’autre.
Exactement comme lui. Et il se trouvait à Mijistra. Enfin.
Les passagers du vaisseau de ligne surpeuplé débarquèrent. Au cours du voyage, ils s’étaient pressés dans les zones collectives. Si Anton appréciait la solitude pour étudier et méditer en paix, les Ildirans, en revanche, ne se sentaient bien qu’en groupe. Le jeune homme ne pensait pas qu’ils aient jamais fait quoi que ce soit individuellement.
Il descendit la passerelle au milieu de kiths bigarrés. Regardant par-dessus la foule, il chercha Vao’sh, le fameux historien. Féru de culture ildirane, il savait reconnaître le kith des remémorants. Et en tant qu’unique humain parmi les nouveaux arrivés, lui-même était facile à repérer.
Enfin, il vit un Ildiran de petite taille, habillé de vêtements à bandes solaires, se frayer un chemin vers lui. Ses traits différaient de ceux des soldats et des nobles ambassadeurs qu’il avait rencontrés à bord du vaisseau de ligne. Anton s’éloigna de la passerelle, et la lassitude du voyage s’abattit sur lui.
— Êtes-vous Vao’sh le remémorant ?
L’historien répéta son nom avec soin afin de lui montrer la prononciation correcte. Anton fit rouler le mot dans sa bouche jusqu’à obtenir l’accent convenable. Vao’sh ouvrit largement les mains, les paumes vers le haut.
— Et vous êtes Anton Colicos, l’humain raconteur de légendes et gardien de l’Histoire ?
Anton tendit la main pour serrer celle du remémorant. Cela étonna ce dernier, qui imita néanmoins son geste.
— Cela sonne mieux que post-doctorant ou maître de conférences… Je ne suis pas habitué à ce que mon travail suscite du respect, encore moins de la déférence.
— Comment vos congénères peuvent-ils manquer de déférence pour quelqu’un qui relate leurs histoires ?
— Les humains ne considèrent pas forcément les conteurs comme très… utiles.
Son hôte le guida le long d’un itinéraire sinueux parmi des tours élancées, des fontaines ruisselantes et des sculptures en forme de joyaux. Miroirs et cadrans solaires projetaient des ombres insolites dans les rues.
Anton était une personne ordinairement réservée, toutefois son exaltation le rendait loquace. Il n’avait jamais aimé discourir à des conférences ou à des banquets, mais sa timidité s’était à présent envolée.
— Toute ma vie, j’ai rêvé d’une telle occasion. J’ai envoyé ma candidature trois fois, savez-vous ? J’avais craint que le Mage Imperator ait instauré une politique du secret.
Les lobes d’expression des oreilles de Vao’sh se colorèrent d’une palette d’émotions. Il s’agissait d’une marque particulière du kith des remémorants, qui l’utilisaient pour divertir leurs spectateurs. Anton n’en saisissait pas encore toutes les nuances.
— Il n’est pas bon de garder des secrets, dit Vao’sh. Chacun de nous est un personnage de la grandiose légende universelle, et La Saga des Sept Soleils elle-même ne constitue qu’une minuscule fraction de l’épopée cosmique. Néanmoins, trop peu d’entre nous posent des questions.
Il conduisit son invité de l’autre côté d’un mince voile d’eau s’écoulant du mur d’une tour de la cité.
— En ce cas, j’ai une question à poser. (Anton contempla, un peu désorienté, les fresques prismatiques autour de lui.) Pourquoi ma requête a-t-elle été finalement acceptée ? Je sais que beaucoup de chercheurs ont postulé et ont été rejetés.
Vao’sh sourit.
— La façon dont vous vous êtes présenté m’a impressionné, Anton Colicos. Votre passion m’a convaincu que nous étions des âmes sœurs.
— Je, hum… ne me rappelle plus ce que j’ai écrit.
Les couleurs réchauffèrent le visage de l’historien comme des rayons de soleil s’infiltrant sous un ciel nuageux.
— Vous vous êtes présenté vous-même comme un « remémorant » des épopées humaines. L’un des rares individus à bien connaître les cycles et les poèmes antiques de votre espèce. J’ai lu il y a longtemps quelques histoires traduites par des étudiants humains, mais je n’ai ressenti en elles qu’un détachement tout académique. Aucune profondeur dans les sentiments, aucune exubérance face à votre propre histoire.
» Mais j’ai deviné dans votre message une authentique compréhension de la façon dont les anciens contes parlaient à l’âme de votre peuple. Vous nourrissez un lien spirituel avec l’art véritable de l’Histoire. J’ai pensé que vous, peut-être, comprendriez notre Saga.
Ils avaient atteint une colline. De là, ils contemplèrent le Palais des Prismes, dont l’architecture à couper le souffle faisait paraître le Palais des Murmures comme un simple appentis. Des sphères et des dômes, des flèches et des voies de jonction s’élevaient vers les cieux, cernés par les rayons convergents de sept fleuves.
La stupéfaction de son compagnon semblait réjouir Vao’sh.
— Étant le remémorant en chef du Mage Imperator, je vis dans le Palais des Prismes. Vous logerez avec moi. (Anton en resta sans voix, ce qui l’amusa.) Venez. Un conteur stupéfait au point d’en devenir muet n’est utile pour personne, Anton Colicos.
— Désolé.
— Vous et moi apprendrons beaucoup l’un de l’autre, jour après jour.
Anton sourit.
— Voyez, j’ai encore une question. Au cours de mon voyage, j’ai entendu les Ildirans parler de jours, de semaines. Comment pouvez-vous mesurer le temps ainsi, sur un monde éclairé par sept soleils ? Qu’est-ce qu’un « jour » signifie pour vous, quand il ne fait jamais nuit ?
— Il ne s’agit que d’une convention, transposée dans votre Commercial Standard. Nous comptons une alternance de périodes d’action et de repos, exactement comme les humains, d’une durée à peu près égale. Je vous donnerai les mots en ildiran, et les équivalents chronologiques si vous voulez… mais c’est plus facile si vous pensez avec vos propres termes. Il y a tant à apprendre, pourquoi s’encombrer l’esprit de bagatelles ?
— Oh, je pourrais vous en raconter au sujet de certains de mes collègues, obsédés par ce genre de bagatelles. L’arbre qui cache la forêt, comme on dit.
Vao’sh imita le sourire enchanté d’Anton.
— Une métaphore intéressante. J’ai hâte d’échanger avec vous des histoires et des techniques, car un remémorant doit toujours développer son répertoire.
Anton marcha en direction du Palais des Prismes, toujours souriant.
— Et moi, j’aurais besoin de développer le mien d’un bon milliard de mots…
Avec une révérence satisfaite, Vao’sh dit :
— Commençons par quelque chose d’un peu plus modeste.