31

ANTON COLICOS

La légendaire cité de Mijistra représentait tout ce dont Anton avait jamais rêvé – multiplié par mille. La métropole de cristal étincelait à la lumière des sept soleils. Le jeune chercheur avait du mal à croire que ses yeux puissent supporter tant de merveilles.

Comme il sortait du vaisseau de transport ildiran, Anton fouilla ses poches, à la recherche de ses filtres solaires. Le capitaine l’avait prévenu que la luminosité ambiante causait souvent des problèmes aux humains, mais le panorama l’avait tellement bouleversé qu’il avait oublié cette précaution élémentaire. Lorsqu’il fit glisser le ruban pare-soleil sur ses yeux, de nouveaux détails l’assaillirent. Des flèches, des vitraux, des fontaines, des jardins…

La cité évoquait des lieux extraordinaires : Xanadu, le palais de Kubilai Khan et son dôme des plaisirs ; mais aussi la mythique Atlantide, El Dorado, le royaume du prêtre Jean, et même la cité d’Émeraude d’Oz. Il lui faudrait des siècles pour s’imprégner de tout cela… et bien plus pour le comprendre et le transmettre aux générations futures.

Il aurait voulu partager cette vision avec ses parents disparus. Comme ils auraient adoré être là ! Juste avant de quitter la Terre, il avait reçu une missive d’un fonctionnaire anonyme indiquant qu’ils allaient « étudier cette affaire » au moment « opportun ». Voilà qui n’était guère encourageant, mais cela valait mieux que rien, supposait Anton.

Réprimant son inquiétude, il se rappela que Margaret et Louis avaient toujours été autonomes et prêts à affronter les imprévus. Toute sa vie, ils lui avaient répété qu’ils adoraient leur travail, et que malgré les risques ils ne voulaient rien faire d’autre.

Exactement comme lui. Et il se trouvait à Mijistra. Enfin.

Les passagers du vaisseau de ligne surpeuplé débarquèrent. Au cours du voyage, ils s’étaient pressés dans les zones collectives. Si Anton appréciait la solitude pour étudier et méditer en paix, les Ildirans, en revanche, ne se sentaient bien qu’en groupe. Le jeune homme ne pensait pas qu’ils aient jamais fait quoi que ce soit individuellement.

Il descendit la passerelle au milieu de kiths bigarrés. Regardant par-dessus la foule, il chercha Vao’sh, le fameux historien. Féru de culture ildirane, il savait reconnaître le kith des remémorants. Et en tant qu’unique humain parmi les nouveaux arrivés, lui-même était facile à repérer.

Enfin, il vit un Ildiran de petite taille, habillé de vêtements à bandes solaires, se frayer un chemin vers lui. Ses traits différaient de ceux des soldats et des nobles ambassadeurs qu’il avait rencontrés à bord du vaisseau de ligne. Anton s’éloigna de la passerelle, et la lassitude du voyage s’abattit sur lui.

— Êtes-vous Vao’sh le remémorant ?

L’historien répéta son nom avec soin afin de lui montrer la prononciation correcte. Anton fit rouler le mot dans sa bouche jusqu’à obtenir l’accent convenable. Vao’sh ouvrit largement les mains, les paumes vers le haut.

— Et vous êtes Anton Colicos, l’humain raconteur de légendes et gardien de l’Histoire ?

Anton tendit la main pour serrer celle du remémorant. Cela étonna ce dernier, qui imita néanmoins son geste.

— Cela sonne mieux que post-doctorant ou maître de conférences… Je ne suis pas habitué à ce que mon travail suscite du respect, encore moins de la déférence.

— Comment vos congénères peuvent-ils manquer de déférence pour quelqu’un qui relate leurs histoires ?

— Les humains ne considèrent pas forcément les conteurs comme très… utiles.

Son hôte le guida le long d’un itinéraire sinueux parmi des tours élancées, des fontaines ruisselantes et des sculptures en forme de joyaux. Miroirs et cadrans solaires projetaient des ombres insolites dans les rues.

Anton était une personne ordinairement réservée, toutefois son exaltation le rendait loquace. Il n’avait jamais aimé discourir à des conférences ou à des banquets, mais sa timidité s’était à présent envolée.

— Toute ma vie, j’ai rêvé d’une telle occasion. J’ai envoyé ma candidature trois fois, savez-vous ? J’avais craint que le Mage Imperator ait instauré une politique du secret.

Les lobes d’expression des oreilles de Vao’sh se colorèrent d’une palette d’émotions. Il s’agissait d’une marque particulière du kith des remémorants, qui l’utilisaient pour divertir leurs spectateurs. Anton n’en saisissait pas encore toutes les nuances.

— Il n’est pas bon de garder des secrets, dit Vao’sh. Chacun de nous est un personnage de la grandiose légende universelle, et La Saga des Sept Soleils elle-même ne constitue qu’une minuscule fraction de l’épopée cosmique. Néanmoins, trop peu d’entre nous posent des questions.

Il conduisit son invité de l’autre côté d’un mince voile d’eau s’écoulant du mur d’une tour de la cité.

— En ce cas, j’ai une question à poser. (Anton contempla, un peu désorienté, les fresques prismatiques autour de lui.) Pourquoi ma requête a-t-elle été finalement acceptée ? Je sais que beaucoup de chercheurs ont postulé et ont été rejetés.

Vao’sh sourit.

— La façon dont vous vous êtes présenté m’a impressionné, Anton Colicos. Votre passion m’a convaincu que nous étions des âmes sœurs.

— Je, hum… ne me rappelle plus ce que j’ai écrit.

Les couleurs réchauffèrent le visage de l’historien comme des rayons de soleil s’infiltrant sous un ciel nuageux.

— Vous vous êtes présenté vous-même comme un « remémorant » des épopées humaines. L’un des rares individus à bien connaître les cycles et les poèmes antiques de votre espèce. J’ai lu il y a longtemps quelques histoires traduites par des étudiants humains, mais je n’ai ressenti en elles qu’un détachement tout académique. Aucune profondeur dans les sentiments, aucune exubérance face à votre propre histoire.

» Mais j’ai deviné dans votre message une authentique compréhension de la façon dont les anciens contes parlaient à l’âme de votre peuple. Vous nourrissez un lien spirituel avec l’art véritable de l’Histoire. J’ai pensé que vous, peut-être, comprendriez notre Saga.

Ils avaient atteint une colline. De là, ils contemplèrent le Palais des Prismes, dont l’architecture à couper le souffle faisait paraître le Palais des Murmures comme un simple appentis. Des sphères et des dômes, des flèches et des voies de jonction s’élevaient vers les cieux, cernés par les rayons convergents de sept fleuves.

La stupéfaction de son compagnon semblait réjouir Vao’sh.

— Étant le remémorant en chef du Mage Imperator, je vis dans le Palais des Prismes. Vous logerez avec moi. (Anton en resta sans voix, ce qui l’amusa.) Venez. Un conteur stupéfait au point d’en devenir muet n’est utile pour personne, Anton Colicos.

— Désolé.

— Vous et moi apprendrons beaucoup l’un de l’autre, jour après jour.

Anton sourit.

— Voyez, j’ai encore une question. Au cours de mon voyage, j’ai entendu les Ildirans parler de jours, de semaines. Comment pouvez-vous mesurer le temps ainsi, sur un monde éclairé par sept soleils ? Qu’est-ce qu’un « jour » signifie pour vous, quand il ne fait jamais nuit ?

— Il ne s’agit que d’une convention, transposée dans votre Commercial Standard. Nous comptons une alternance de périodes d’action et de repos, exactement comme les humains, d’une durée à peu près égale. Je vous donnerai les mots en ildiran, et les équivalents chronologiques si vous voulez… mais c’est plus facile si vous pensez avec vos propres termes. Il y a tant à apprendre, pourquoi s’encombrer l’esprit de bagatelles ?

— Oh, je pourrais vous en raconter au sujet de certains de mes collègues, obsédés par ce genre de bagatelles. L’arbre qui cache la forêt, comme on dit.

Vao’sh imita le sourire enchanté d’Anton.

— Une métaphore intéressante. J’ai hâte d’échanger avec vous des histoires et des techniques, car un remémorant doit toujours développer son répertoire.

Anton marcha en direction du Palais des Prismes, toujours souriant.

— Et moi, j’aurais besoin de développer le mien d’un bon milliard de mots…

Avec une révérence satisfaite, Vao’sh dit :

— Commençons par quelque chose d’un peu plus modeste.

Une forêt d'étoiles
cover.xhtml
title.xhtml
title3.xhtml
chapter.xhtml
chapter1.xhtml
chapter2.xhtml
chapter3.xhtml
chapter4.xhtml
chapter5.xhtml
chapter6.xhtml
chapter7.xhtml
chapter8.xhtml
chapter9.xhtml
chapter10.xhtml
chapter11.xhtml
chapter12.xhtml
chapter13.xhtml
chapter14.xhtml
chapter15.xhtml
chapter16.xhtml
chapter17.xhtml
chapter18.xhtml
chapter19.xhtml
chapter20.xhtml
chapter21.xhtml
chapter22.xhtml
chapter23.xhtml
chapter24.xhtml
chapter25.xhtml
chapter26.xhtml
chapter27.xhtml
chapter28.xhtml
chapter29.xhtml
chapter30.xhtml
chapter31.xhtml
chapter32.xhtml
chapter33.xhtml
chapter34.xhtml
chapter35.xhtml
chapter36.xhtml
chapter37.xhtml
chapter38.xhtml
chapter39.xhtml
chapter40.xhtml
chapter41.xhtml
chapter42.xhtml
chapter43.xhtml
chapter44.xhtml
chapter45.xhtml
chapter46.xhtml
chapter47.xhtml
chapter48.xhtml
chapter49.xhtml
chapter50.xhtml
chapter51.xhtml
chapter52.xhtml
chapter53.xhtml
chapter54.xhtml
chapter55.xhtml
chapter56.xhtml
chapter57.xhtml
chapter58.xhtml
chapter59.xhtml
chapter60.xhtml
chapter61.xhtml
chapter62.xhtml
chapter63.xhtml
chapter64.xhtml
chapter65.xhtml
chapter66.xhtml
chapter67.xhtml
chapter68.xhtml
chapter69.xhtml
chapter70.xhtml
chapter71.xhtml
chapter72.xhtml
chapter73.xhtml
chapter74.xhtml
chapter75.xhtml
chapter76.xhtml
chapter77.xhtml
chapter78.xhtml
chapter79.xhtml
chapter80.xhtml
chapter81.xhtml
chapter82.xhtml
chapter83.xhtml
chapter84.xhtml
chapter85.xhtml
chapter86.xhtml
chapter87.xhtml
chapter88.xhtml
chapter89.xhtml
chapter90.xhtml
chapter91.xhtml
chapter92.xhtml
chapter93.xhtml
chapter94.xhtml
chapter95.xhtml
chapter96.xhtml
chapter97.xhtml
chapter98.xhtml
chapter99.xhtml
chapter100.xhtml
chapter101.xhtml
chapter102.xhtml
chapter103.xhtml
chapter104.xhtml
chapter105.xhtml
chapter106.xhtml
chapter107.xhtml
chapter108.xhtml
chapter109.xhtml
chapter110.xhtml
chapter111.xhtml
chapter112.xhtml
chapter113.xhtml
chapter114.xhtml
chapter115.xhtml
chapter116.xhtml
chapter117.xhtml
chapter118.xhtml
chapter119.xhtml
chapter120.xhtml
chapter121.xhtml
chapter122.xhtml
chapter123.xhtml
chapter124.xhtml
chapter125.xhtml
chapter126.xhtml
chapter127.xhtml
chapter128.xhtml
chapter129.xhtml
chapter130.xhtml
chapter131.xhtml
chapter132.xhtml
chapter133.xhtml
chapter134.xhtml
chapter135.xhtml
organigramme.xhtml
enfants.xhtml
arbres.xhtml
lexique.xhtml
title1.xhtml
remerciements.xhtml
title2.xhtml
copyright.xhtml
back.xhtml