36

LE GÉNÉRAL KURT LANYAN

Les fréquents rapports signalant des hydrogues en maraude exacerbaient le malaise qui planait au-dessus des Forces Terriennes de Défense. Depuis sa base de commandement sur Mars, le général Lanyan multipliait les patrouilles dans les dix quadrants, même si personne ne croyait qu’une flotte, même surarmée, puisse se défendre contre une attaque ouverte d’orbes de guerre.

La lecture des rapports énervait Lanyan, en raison surtout de la liste sans cesse croissante de pilotes conscrits qui « disparaissaient » en mission. Il était convaincu que tous ceux-là étaient des déserteurs, des lâches… de la racaille.

— L’espace fourmille de dangers, Général, dit le commandant Patrick Fitzpatrick. Les hydrogues, les astéroïdes, les tempêtes de radiations. Un vaisseau peut disparaître facilement, sans laisser de traces.

À son retour d’Yreka, le jeune homme avait été transféré à titre provisoire au quartier général des FTD, afin de servir sous les ordres directs de Lanyan. À cause de l’influence de la famille Fitzpatrick, le général avait pris la décision de le préparer à un poste important, si possible près de la Terre.

— Ça, je suis certain que les pilotes manquants connaissent les « dangers de l’espace ». On ne peut perdre notre temps à les chercher, même si j’aimerais volontiers en attraper un par la peau du cou et faire un exemple. (Lanyan repoussa les documents sur le côté, éteignit ses écrans et se leva.) J’ai l’impression d’être un eunuque en uniforme. On n’a pas d’arme contre ces foutus hydreux, et la Hanse est une vieille dame sur le point de rendre son dernier soupir. En cinq ans, nous n’avons pas progressé d’un iota.

Son poing épais s’abattit sur le bureau. Fitzpatrick arbora un air compatissant, mais garda le silence. Fort du sang bleu qui courait dans ses veines, il avait prévu d’avancer dans sa carrière grâce à quelques lettres de complaisance. Il avait sans aucun doute été promu plus rapidement que ne le justifiaient ses talents, mais il s’était montré à la hauteur. En temps de guerre, même les plus riches et les plus protégés devaient se rendre utiles. Fitzpatrick n’hésitait pas à se faire photographier pour des publicités, posant fièrement dans son joli uniforme afin que sa famille tire bénéfice de « l’exemple vivant de civisme, en ces temps de crise » qu’il offrait. Le général en profitait également, tant que ce gamin ne faisait rien d’embarrassant.

— En fait, j’ai une suggestion, Général.

— Si vous me dites comment gagner cette guerre, commandant, je vous nomme sur-le-champ au grade de général de brigade.

Fitzpatrick eut un sourire pincé.

— Cela ne nous fera sans doute pas gagner la guerre, Général, mais cela pourrait aider à relâcher la pression qui pèse sur vous. Pourquoi ne pas prendre le commandement de l’une des flottes de surveillance ? Sortez en mission un mois. Prétextez que vous avez besoin de vous rendre compte par vous-même de la situation. (Son sourire s’élargit.) Le gouvernement annoncera que la sécurité des citoyens de la Hanse est d’une telle importance que le général des FTD s’occupe personnellement de renforcer les défenses.

— Cela pourrait avoir un impact politique positif, admit Lanyan.

Fitzpatrick désigna le bureau encombré.

— Vous n’êtes pas fait pour cela, Général. Laissez la bureaucratie à l’amiral Stromo. Comme officier de combat, il n’est plus bon à rien depuis la défaite de Jupiter.

— Ne manquez pas de respect envers un officier supérieur, commandant.

Le jeune homme n’était manifestement pas habitué à être le subalterne de quiconque. Il baissa la voix.

— Nous sommes seuls dans votre bureau, Général, et vous savez parfaitement que je dis vrai.

— Évidemment que je le sais, bon sang !

Lanyan lorgna avec dégoût toutes les notes de service attendant sa signature. Il n’avait pris aucune décision importante depuis six mois. Ce serait un plaisir de déléguer ses responsabilités à « Stromo le pantouflard ».

— D’accord, j’accepte votre conseil, Fitzpatrick. Faites en sorte que je dirige la prochaine patrouille.

— Elle sera envoyée dans le quadrant 3, Général.

— Ça ira. Je laisse l’amiral Stromo s’occuper de ces foutaises. (Il eut un sourire dépourvu d’humour.) Cette punition suffira peut-être à le secouer.

Après deux semaines de patrouille dans le troisième quadrant, Lanyan se rendit compte qu’il ne se sentait pas mieux à errer dans l’espace qu’à rester assis à son bureau. La pénurie d’ekti avait réduit le trafic spatial à l’extrême, de sorte que la flotte n’avait croisé ni vaisseaux hanséatiques, ni navires ildirans. Sur le pont du Mastodonte, le général laissa échapper un soupir.

— On dirait que le Bras spiral a fermé pour l’été.

À son côté, Fitzpatrick acquiesça.

— Le commerce régulier est quasiment nul. Les colonies en seront bientôt réduites à mendier…

Récemment, on avait proposé à Lanyan de construire de nouveaux vaisseaux-générations, d’énormes et lents navires utilisant du carburant conventionnel, quand bien même ils mettraient un siècle à voyager entre les colonies. C’était une solution désespérée, et il n’était pas prêt à l’accepter, car cela signifiait qu’ils ne gagneraient jamais cette guerre. Que les humains – ou les Ildirans – ne voyageraient plus jamais dans le Bras spiral plus vite que la lumière. Cette seule idée lui était intolérable, un affront à l’esprit de progrès et de découverte.

Non, ils devaient lutter jusqu’à ce qu’ils aient repoussé ces damnés hydrogues là d’où ils venaient.

— Général, on détecte des émissions de propulsion interstellaire. Un vaisseau en approche, presque à portée. Devons-nous changer de direction pour l’intercepter ?

— L’un des nôtres, ou un vaisseau ildiran ? s’informa Lanyan.

— Difficile à dire à cette distance, Général. Cela ne correspond à aucune configuration connue.

Le général reposa son large menton sur ses mains. Fitzpatrick se pencha à son oreille.

— Nous n’avons rien d’autre à faire, Général. Peut-être que le capitaine pourra nous apprendre quelque chose. Nous avons un sacré besoin de renseignements.

Le jeune homme avait frappé juste.

— D’accord. Peut-être s’agit-il même d’un de nos déserteurs. Soyons civilisés.

Le Mastodonte se déplaça en direction du vaisseau solitaire naviguant au milieu de nulle part. Ce n’était rien de plus qu’un habitacle surmontant d’énormes propulseurs juchés sur une armature de poutrelles renfermant des réservoirs sphériques.

— Jamais vu ce genre de machin, dit Lanyan.

— C’est un vaisseau de Cafards, répondit Fitzpatrick. Ils volent des bouts et les assemblent. Je ne sais pas comment ils arrivent à faire marcher ces poubelles volantes.

D’abord, le capitaine non identifié tenta de les éviter, mais Lanyan lança ses Rémoras pour l’encercler. L’image d’un Vagabond barbu envahit l’écran. Son uniforme bigarré arborait des broderies si criardes qu’il choqua le goût militaire de Lanyan.

« Mon nom est Raven Kamarov, et je pilote ce cargo. Pourquoi m’avez-vous stoppé en plein espace interplanétaire ? J’ai une cargaison à livrer. »

Les narines de Lanyan palpitèrent.

« Vous n’appréciez pas notre protection, capitaine Kamarov ? Pourtant, il y a des hydrogues qui rôdent. »

L’autre se renfrogna.

« On est au courant pour les hydrogues. Les Vagabonds comptent dix fois plus de pertes humaines que n’importe qui. »

— Ça me fend vraiment le cœur, murmura Fitzpatrick.

« Veuillez spécifier votre cargaison, capitaine, dit Lanyan.

— Il s’agit de provisions de première nécessité qui doivent être livrées à des avant-postes de Vagabonds ainsi qu’à des colonies hanséatiques. Vérifiez dans vos bases de données, Général. Mon registre de fret est clair comme de l’eau de roche. »

L’officier scientifique du Mastodonte avait achevé ses scans. Il se tourna vers le général.

— Il transporte de l’ekti, Général. Ses réservoirs en sont bourrés jusqu’à la gueule.

— De l’ekti ! s’exclama Fitzpatrick. Combien ?

L’officier scientifique énonça le chiffre, que Lanyan convertit en termes compréhensibles.

— Alors… cela représente davantage que ce que nous avons récupéré sur Yreka. Assez pour approvisionner cette patrouille, et cinq autres supplémentaires. »

Le regard de Lanyan croisa celui de son protégé. Fitzpatrick acquiesça.

« Capitaine Kamarov, vous êtes conscient qu’un règlement des Forces Terriennes de Défense nous donne priorité sur toute cargaison d’ekti de votre peuple, quelle que soit la quantité ?

— Comme je l’ai dit, Général, répliqua Kamarov, le visage fermé, nous nous trouvons dans l’espace interstellaire libre, et la Hanse ne peut imposer ses lois sur les clans de Vagabonds. Nous n’avons pas signé votre Charte. Vous n’avez donc aucun droit sur moi. Nous vendons déjà aux FTD la majorité de ce que nous récoltons, mais nous avons nos propres besoins. »

— Quelle surprise, murmura Fitzpatrick. Des Cafards amassant de l’ekti pour eux-mêmes. (Puis il parla à voix haute dans le micro.) Où avez-vous eu tout cet ekti ?

— L’hydrogène est l’élément le plus abondant de l’univers, vous savez ?

— Capitaine Kamarov, je pensais qu’approvisionner l’armée qui protège tous les êtres humains, y compris les Vagabonds, serait votre première priorité, dit Lanyan. Nous avons le plaisir de vous soulager de votre cargaison, et de vous épargner ainsi la dépense de carburant pour vous rendre jusqu’à la Terre. »

L’indépendance tapageuse des gitans de l’espace l’avait toujours agacé. Il était temps qu’ils apprennent à jouer franc jeu.

Malgré les protestations indignées de Kamarov, Lanyan envoya un escadron de Rémoras aborder le vaisseau cargo et détacher les lourds réservoirs d’ekti. Sur l’écran, le capitaine les abreuvait d’injures, aussi le général coupa-t-il le son. Les petits vaisseaux rapides rapportèrent le précieux chargement sur le Mastodonte, où il fut arrimé.

Pendant que la flotte se préparait à repartir, Lanyan rétablit la liaison, en pleine diatribe de Kamarov.

« … de la piraterie pure et simple ! J’entends bien être indemnisé de ma cargaison. De nombreux Vagabonds ont péri pour acquérir cet ekti.

— C’est la guerre, capitaine, dit Lanyan d’une voix morne. Les gens meurent pour toutes sortes de raisons. »

Fitzpatrick chuchota une mise en garde à son oreille.

— Les Cafards pourraient user de représailles, monsieur. Et s’ils nous coupaient complètement les vivres ? Ils ne livrent presque plus d’ekti, mais ils restent nos seuls fournisseurs.

— Vous avez raison, commandant Fitzpatrick. La connaissance de cet incident pourrait nous causer des problèmes.

— D’un autre côté, le problème cesse d’exister si Kamarov n’en avise jamais les autres Cafards. Quels sont vos ordres, Général ?

Celui-ci se renfonça dans son fauteuil, sachant ce que recouvrait sa décision. Tout comme la limite qu’il s’apprêtait à franchir. Il regarda Fitzpatrick. Le jeune officier était prêt à en assumer la charge… et la faute, le cas échéant. Il se leva, décidé à ne pas se salir les mains lui-même.

— Je me retire dans mes quartiers. Commandant Fitzpatrick, le pont est à vous… Je pense que vous comprenez ce qui doit être fait. Comme nous en avons discuté plus tôt, l’espace fourmille de dangers.

— Oui, Général !

Lanyan quitta la passerelle. Il ferait un communiqué à l’équipage plus tard.

Fitzpatrick n’attendit même pas qu’il ait gagné ses quartiers pour donner l’ordre d’ouvrir le feu sur le vaisseau du Vagabond.

Une forêt d'étoiles
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