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ESTARRA
Sa famille avait cru que la nouvelle la remplirait de joie. Reynald lui avait parlé de la proposition de mariage avec un grand sourire.
« J’avais toujours pensé que je serais le premier à me marier, Estarra. Désormais, toutes les jeunes femmes du Bras spiral vont t’envier. »
Ils se tenaient ensemble dans les hauteurs d’un arbremonde afin d’attraper les plantes grimpantes et les délicieux épiphytes à goût de lavande ; leur grand-mère distillait le jus de pétales en une liqueur légèrement enivrante. Estarra avait déduit de son exubérance et de son sourire entendu qu’il avait quelque chose à lui dire… mais pas cela.
« Le roi Peter a à peu près ton âge. Il est beau garçon, en bonne santé et intelligent – et au dire de tous c’est une personne très aimable. (Face à sa stupéfaction, son expression s’était adoucie.) Cela pourrait être pire, bien pire. Prends le temps d’y réfléchir. »
Les idées tournoyaient sous le crâne d’Estarra.
« Cela pourrait être pire ? s’était-elle écriée. J’ai de sérieux problèmes, si tu n’as rien de mieux à me dire à son sujet. »
Plus tard, Sarein l’avait prise à part afin de lui vanter les merveilles qu’elle pourrait contempler sur Terre, ainsi que ses responsabilités à venir :
« Je ne connais guère Peter, mais Basil n’a jamais rien dit de mal de lui. Et c’est le Grand roi de la Ligue Hanséatique terrienne, après tout. Tu n’aurais pu rêver meilleur parti. »
En retraite depuis peu, Idriss et Alexa éprouvaient une fierté délirante envers leur fille. Ils avaient immédiatement annoncé une fête somptueuse. Bien qu’ils aient toujours fait preuve d’isolationnisme, ils ne semblaient pas craindre une union avec la famille royale terrienne. Ils étaient juste excités par les préparatifs des noces. Ils surveillaient la décoration de la cité forestière pour le festival donné à l’occasion des fiançailles, où par tradition l’on festonnait les branches de fleurs brillamment colorées de rubans et de lucanes géants attachés. Même Uthair et Lia avaient approuvé avec solennité un si judicieux mariage.
Plus que jamais, Estarra avait besoin de se retrouver. Elle courut dans les profondeurs de la forêt, comme quand, fillette, elle partait explorer les recoins écartés. Mais cette fois, il lui fallait réfléchir aux obligations dues à son rang.
Durant sa jeunesse insouciante, les forêts de Theroc avaient représenté un grand mystère pour elle, et elle les avait parcourues sans fin, fouillant leurs moindres recoins. Elle avait partagé ses découvertes avec son frère Beneto, le seul membre de sa famille capable d’émerveillement.
Estarra atteignit un arbremonde à l’air engageant. Elle se hissa le long des squames superposées en faisant attention à ne pas blesser les surgeons qui poussaient des crevasses. Une fois qu’elle aurait emménagé au Palais des Murmures, elle devrait porter des robes raffinées et des bijoux, assister à des réceptions et autres événements de la cour. Pourrait-elle un jour de nouveau courir, grimper ou se lancer dans une exploration ? C’était sans doute cela qui lui manquerait le plus.
Estarra continua de grimper, écartant les frondaisons entrelacées. Au sommet de la canopée, le soleil inonda son visage. Les yeux clos, elle inspira un grand coup et se laissa imprégner par la fraîcheur de la brise d’altitude. Elle comprenait pourquoi les prêtres Verts aimaient à y passer leurs journées.
— J’attendais ta venue, Estarra. Les arbres m’ont dit de t’attendre ici.
La surprise lui fit lâcher prise et elle serait tombée sans les branches qui la soutenaient. Elle se retourna et aperçut Rossia, assis en tailleur sur un entrelacs végétal. Il scruta le ciel avec circonspection, puis lui lança un bref coup d’œil avant de reporter son regard vers le lointain.
— J’essayais d’être seule.
Rossia ricana.
— Les arbres ont des yeux par milliards. Comment pourrais-tu te cacher ?
Étrangement, cette remarque n’effraya pas Estarra. Elle se ménagea une place agréable à son côté.
— Tu as entendu la nouvelle ? Je suis censée me rendre sur Terre pour épouser le roi Peter.
D’un mouvement de sa tête chauve, le prêtre esquissa une parodie de salut.
— Je suis honoré de me trouver en présence d’une reine.
— Heureuse de voir que tu es content, Rossia – comme tout le monde…
Les yeux de Rossia se firent si attentifs qu’il en oublia ses wyvernes.
— Tout le monde sauf toi ?
— Je n’y suis pour rien. En fait, personne ne m’a consultée. Toi, ça ne te gênerait pas ?
— Si, si… mais passons là-dessus. Tu es la fille de la famille régnante, et tu savais que cela se produirait un jour. Tu as une véritable raison de ne pas être satisfaite du roi Peter comme parti, ou c’est juste pour te montrer contrariante ?
— J’attendais davantage de sympathie de ta part, Rossia.
— Tu peux aller voir ailleurs pour cela, répondit-il en frottant la cicatrice blanchâtre de sa jambe. Tu ne réfléchis pas, Estarra, tu ne fais que réagir. Je comprends que tu sois hésitante, en colère, et effrayée par un changement si soudain. Mais je sais que tu n’as pas offert ton cœur à un autre jeune homme. Alors, pourquoi ne pas laisser sa chance à ce roi Peter ?
Comme à son habitude, la jeune fille l’aidait à scruter le ciel bleu à la recherche de prédateurs volants. En cet instant, elle se dit qu’elle préférerait l’un de ces insectes carnassiers au sermon de Rossia.
— Mais je ne l’aime pas !
— Ah, l’amour… On peut l’apprendre, et tu es intelligente. (Il lorgna les alentours, le temps pour Estarra de se rappeler une conversation identique avec ses grands-parents. Puis il la regarda de nouveau.) Tu vas aller sur Terre, le cœur de la civilisation, le berceau de notre espèce. Tu vas épouser un jeune roi fringant et vivre dans le luxueux Palais des Murmures. Tu auras peut-être l’occasion d’influer sur plus d’êtres vivants que n’importe quelle femme de ton âge. Tu peux éclairer la voie de tous les peuples du Bras spiral – et il y aura toujours un prêtre Vert à ta disposition chaque fois que tu éprouveras le besoin de parler. (Il fronça les sourcils.) Pourquoi devrais-tu attendre de la sympathie ? Ne fais pas ta gamine pleurnicharde.
Estarra médita ses paroles, soupira… puis gloussa. Elle renifla l’air frais, plein des arômes de la forêt-monde.
— D’accord, Rossia. Je vais réserver mon jugement, et rencontrer le roi Peter avant de tirer des conclusions.