3

ESTARRA

Comme leur voltigeur survolait la forêt dense qui recouvrait le continent, Reynald dit :

— J’ai vu bien des mondes fascinants. Je suis allé au Palais des Murmures sur Terre, je me suis tenu sous les sept soleils d’Ildira. (Son visage hâlé s’illumina.) Mais Theroc est mon foyer, et je préfère vivre ici plutôt que nulle part ailleurs.

Estarra sourit largement devant le panorama bruissant, familier mais toujours renouvelé, d’arbremondes.

— Je n’ai jamais vu les Lacs Miroirs. Je suis heureuse que tu m’y amènes.

Quand elle était fillette, elle s’était souvent esquivée avant l’aurore pour aller courir dans la forêt, là où la portait sa curiosité. Fort heureusement, une large variété de sujets piquait son intérêt : la nature, la science, la culture, l’histoire. Elle avait même étudié des documents datant du vaisseau-génération Caillié, l’histoire de la colonisation theronienne et l’origine des prêtres Verts. Non par devoir, mais par goût.

Pour s’amuser, son frère aîné lui ébouriffa la tignasse.

— Qui d’autre amènerais-je donc ?

Il avait une forte carrure, des bras musclés, une chevelure longue remontée en tresses épaisses. Bien que sa peau luise de sueur, la chaleur de la forêt ne semblait pas l’incommoder.

— Sarein est ambassadrice sur Terre. Beneto officie comme prêtre Vert sur Corvus, et Celli est… eh bien…

— À seize ans, c’est encore un bébé, termina Estarra.

Des années auparavant, Reynald avait voyagé dans tout le Bras spiral afin de comprendre ses différentes cultures. Cela avait fait partie de sa formation de prochain Père de Theroc – mais constituait une première, pour un futur dirigeant theronien. À présent, en raison des tensions interplanétaires et de la restriction des déplacements due à la pénurie de carburant, le jeune homme avait décidé de visiter les principales villes de son monde natal. Ses parents n’avaient pas caché leur intention de se désister du trône en sa faveur avant un an. Il devait être prêt.

Le voltigeur glissait au-dessus de la cime des arbres, passant d’une colonie à une autre. Des admirateurs en cycloplane voletaient autour d’eux. Ils prétendaient en riant qu’ils faisaient partie d’un cortège. Leurs engins étaient composés de moteurs bricolés et d’ailes battantes de lucanes géants. Ils décrivaient des cercles au-dessus et derrière eux, avec force étalage de leurs talents d’acrobates aériens. Certains flirtaient avec Estarra, qui avait atteint l’âge de se marier.

Elle aperçut un reflet d’eau azur à travers une trouée dans l’épaisse canopée. Reynald la montra du doigt.

— Voici les Lacs Miroirs, profonds et parfaitement circulaires. Cette nuit, on restera au village.

Aux environs du premier lac, des arbremondes supportaient cinq vermitières, les anciens nids d’immenses invertébrés. Lorsque Reynald atterrit sur la rive du lac, les habitants descendirent de leurs alvéoles par l’entremise de cordes, de balancelles ou tout simplement en sautant pour venir saluer les visiteurs. Quatre prêtres Verts apparurent à leur tour et s’avancèrent avec grâce, ondulant doucement comme de jeunes pousses. Une algue photosynthétique teintait leur peau d’émeraude.

La capacité de communication des prêtres Verts était bien plus avancée que les techniques les plus complexes inventées par la Hanse et les Ildirans. Le mystère du télien avait frustré des générations de scientifiques, et les prêtres Verts s’étaient montrés incapables de les aider – non parce qu’ils en gardaient le secret, mais parce qu’ils ignoraient les bases techniques de son fonctionnement. Nombreux étaient ceux qui tentaient de louer leurs services mais, les Theroniens étant autosuffisants, ils restaient indifférents à ce que la Hanse leur offrait. La forêt-monde elle-même semblait tenir à rester discrète.

D’un autre côté, les représentants de la Hanse savaient se montrer persuasifs.

Pour n’importe quel dirigeant, une telle situation était source de complications politiques. En observant de quelle manière son frère dialoguait avec les prêtres Verts et les villageois souriants, Estarra eut la conviction qu’il remplirait avec bonheur sa fonction de Père de Theroc.

Après un banquet nocturne composé de poisson frais et de grosses puces d’eau cuites dans leur carapace, ils montèrent jusqu’aux plates-formes élevées des arbres du rivage. Reynald et Estarra assistèrent à un spectacle de danseurs-des-arbres très doués – d’agiles acrobates qui couraient, dansaient et bondissaient entre les branches flexibles. Les danseurs utilisaient des rameaux coudés et des feuilles entremêlées comme tremplins pour se propulser dans les airs, effectuer des sauts périlleux, se saisir des branches et virevolter en un ballet chorégraphié. À la fin, tous les danseurs-des-arbres se jetèrent au-dessus de l’eau et retombèrent en arcs de cercle parfaits, avant de heurter la surface du lac miroitant comme autant de gouttes de pluie.

Après le spectacle, Estarra laissa son frère discuter affaires avec les villageois, tandis qu’elle acceptait avec joie une invitation à un bain de minuit dans l’eau tiède en compagnie de quelques filles du coin. Elle adorait la sensation de flotter et de nager, elle qui n’en avait l’occasion que quelques fois par an.

Comme elle faisait du surplace, Estarra leva les yeux vers la voûte étoilée, s’émerveillant que l’on puisse apercevoir le ciel depuis le sol. Dans la ville où elle habitait, la canopée était si dense que pour observer les constellations, elle devait grimper au sommet. À présent, le panorama au-dessus de sa tête resplendissait de milliards de lumières étincelantes. Une véritable forêt d’étoiles tapissait le ciel nocturne, peuplée de gens, de mondes, de perspectives.

Lorsque, ruisselante et revigorée, elle retourna aux vermitières brillamment illuminées, ce fut pour trouver son frère en grande discussion avec une prêtresse Verte nommée Almari. Les yeux de celle-ci luisaient de malice. Elle avait passé plusieurs années en tant qu’acolyte à chanter pour les arbres, augmentant ainsi le savoir musical stocké dans la base de données végétale. Comme tous ses pairs, elle était glabre, et son visage lisse orné de tatouages indiquait des talents variés.

Reynald se montrait affable, mais ne voulait visiblement pas s’engager.

— Il est indéniable que vous êtes belle et intelligente, Almari. Je suis certain que vous ferez une excellente épouse.

Estarra connaissait ce genre de discussion, pour y avoir assisté à maintes reprises au cours de leur bref périple.

Almari lui coupa la parole avant qu’il ait pu la repousser :

— Ne serait-ce pas opportun que la prochaine Mère de Theroc soit une prêtresse Verte, en particulier en ces temps difficiles ?

Reynald tendit le bras pour toucher la peau délicate de son poignet.

— Je ne le conteste pas, mais je ne vois aucune raison de précipiter les choses.

Remarquant Estarra, Almari se leva et prit congé, l’air embarrassé.

Avec un sourire malicieux, Estarra donna un coup de poing taquin sur l’épaule de son frère.

— Elle est mignonne.

— C’était la troisième, ce soir.

— Mieux vaut avoir trop de choix que pas de choix du tout.

Il gémit.

— D’un autre côté, cela me faciliterait la vie si mon choix était évident.

— Pauvre, pauvre Reynald !

Il assena à sa sœur un autre coup de poing.

— Au moins, je ne suis pas le Premier Attitré ildiran. On exige de lui qu’il ait des milliers d’amantes, et autant d’enfants que possible.

Estarra secoua ses cheveux mouillés pour l’éclabousser.

— Ah, quelles terribles responsabilités que de gouverner… Comme je ne suis que le quatrième enfant, mon seul souci est de savoir quand je pourrai retourner nager. Pourquoi pas maintenant ?

Elle se sauva dans un éclat de rire, et Reynald la regarda avec envie.

Une forêt d'étoiles
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