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JORA’H LE PREMIER ATTITRÉ
Si Jora’h accompagnait Adar Kori’nh sur son croiseur lourd en route vers Hyrillka, il ne lui avait pas révélé son trouble. Il devait faire croire que le rapatriement de son fils Thor’h relevait d’une simple mission politique. Personne ne devait soupçonner que la prestigieuse expédition était motivée par la santé défaillante du Mage Imperator.
— Mes troupes se sont produites ici de nombreuses fois, dit Kori’nh, plongeant un regard pensif dans l’écran principal du centre de commandement. (L’espace, au bord de l’Agglomérat d’Horizon, semblait déborder d’étoiles.) L’Attitré d’Hyrillka adore les grands spectacles, et je suis certain qu’il sera déçu que je ne conduise qu’une septe.
Jora’h se força à sourire.
— Même un fils du Mage Imperator n’obtient pas tout ce qu’il veut. Mon frère devrait le savoir.
Et Thor’h aussi.
L’adar baissa la voix :
— Si je puis me permettre, Premier Attitré, il est sage que vous rameniez votre fils sur Ildira. Il passe du bon temps là-bas, mais je crois aussi qu’il en tire une perception faussée de la réalité. Une impression de facilité. Il n’a jamais supporté le poids d’une quelconque responsabilité. Pourtant, comme vous, il est destiné à servir en tant que Premier Attitré, puis Mage Imperator – bien que j’espère que ce jour n’arrivera pas avant longtemps.
Jora’h se sentit glacé.
— Thor’h servira quand on le lui demandera. C’est ainsi qu’il a été élevé. C’est la raison pour laquelle il est né.
Une tradition indéfectible voulait que le Premier Attitré soit un noble de sang pur plutôt qu’un mélange de noble et d’officier, comme l’était le véritable fils aîné de Jora’h. Zan’nh avait bien réussi dans la Marine Solaire et ne devait ses promotions qu’à son talent et son inventivité. Thor’h, en revanche, n’avait jamais manifesté la moindre inclination pour la gouvernance ni fait preuve d’aucun talent en diplomatie… mais il était encore jeune.
Hyrillka orbitait autour d’une étoile double. L’Agglomérat d’Horizon comptait de nombreux systèmes binaires et ternaires. L’étoile principale illuminait le ciel d’Hyrillka durant le jour de sa lumière bleutée tandis que l’étoile secondaire orange repoussait les ténèbres de la nuit, de sorte que les Ildirans n’avaient rien à craindre. Profitant du climat tempéré et de la beauté de la nature, les colons avaient fait d’Hyrillka un monde de paix et d’opulence.
Kori’nh fit atterrir ses croiseurs sur l’aire de l’astroport, un pavage de tuiles réfractaires hexagonales. Disposées en mosaïques compliquées, celles-ci avaient pour but de donner un aperçu des beautés d’Hyrillka aux vaisseaux en approche. Une foule débridée agitait des fanions réfléchissants afin de souhaiter la bienvenue à la septe.
Observant la scène depuis le centre de commandement, Jora’h se renfrogna.
— J’avais indiqué à Rusa’h qu’il s’agissait d’une visite informelle. Je lui avais demandé de ne pas faire cas de mon arrivée.
Kori’nh lui adressa un sourire ironique.
— Vous êtes le Premier Attitré, venu chercher son fils. L’Attitré d’Hyrillka pouvait-il résister ?
Au sol, Rusa’h fit déployer un bataillon d’hôtesses aux parures colorées, de remémorants, de danseurs et de chanteurs pour accueillir les visiteurs. Marchant côte à côte, le Premier Attitré et l’adar débarquèrent au milieu des acclamations du peuple. Les mèches dorées de la chevelure de Jora’h frémissaient comme une aura autour de sa tête, et ses yeux saphir reflétaient la vive lumière du soleil bleuté.
Kori’nh donna l’ordre à sa garde d’honneur de descendre la rampe en observant une formation parfaite. Sur la piste d’atterrissage, les soldats durent lutter pour rester en bon ordre alors que les artistes virevoltants passaient au milieu d’eux.
Jora’h salua son frère en tâchant de conserver une voix ferme.
— Cette réception magnifique mais inattendue n’était pas nécessaire, Rusa’h.
Ce dernier arborait un large sourire sur son visage joufflu. Il ne remarqua pas la critique sous-jacente.
— Et ce n’est que le début ! lança-t-il, désinvolte, en tapant sur l’épaule de son frère. Je ne pourrais même pas dénombrer tous les banquets, les cérémonies et les spectacles que nous avons préparés. Nous avons un historien qui pourrait rivaliser avec Vao’sh, du Palais des Prismes. J’ai fait édifier une galerie de fontaines dansantes. Tu vas être époustouflé. (Il se pencha à son oreille.) J’ai personnellement passé en revue mes favorites pour vérifier leur fertilité. Hyrillka serait honorée de compter un autre représentant de la lignée du Premier Attitré parmi son peuple.
Mais savoir que son père se mourait avait anesthésié chez Jora’h tout désir de se divertir.
— Tu en fais trop pour moi, mon frère. Nous ferons acte de présence, et peut-être l’adar Kori’nh fera-t-il une brève démonstration des prouesses de sa septe. (Il regarda son fils – comme il lui paraissait jeune ! – qui se tenait en retrait de Rusa’h, intimidé.) Mais pour l’instant, Thor’h et moi-même devons discuter de choses importantes.
Le jeune homme fit une courbette qui ressemblait plutôt à un spasme.
— Mon oncle m’a prévenu, Père.
Rusa’h gloussa.
— Ah, les problèmes, quand on est Premier Attitré… Je suis bien content de ne pas être l’aîné.
Thor’h paraissait nerveux. Une coiffure compliquée, parsemée d’une rosée de gemmes minuscules, retenait ses longs cheveux. Des vêtements multicolores tombaient lâchement sur ses épaules, et Jora’h fut frappé par le contraste que la silhouette squelettique de son fils formait avec les rondeurs de Rusa’h. Les deux hommes mangeaient bien et se délassaient souvent, mais Thor’h s’adonnait certainement au shiing et à d’autres drogues, tandis que l’Attitré préférait manger et dormir. Hyrillka était bien connue pour sa production de shiing, un stimulant distillé à partir de la sève laiteuse de nialies, une espèce de plante-phalène.
Étais-je ainsi dans ma jeunesse ? s’interrogea Jora’h.
L’image de son fils dans le thisme était voilée : un étrange effet secondaire du shiing. Certes, Jora’h pouvait le percevoir s’il se concentrait, mais en cet instant les pensées de Thor’h étaient floues, de sorte qu’il ne pouvait se fier qu’à ses yeux.
Ce garçon parviendrait-il un jour à devenir Mage Imperator ? Et moi-même ?
Plus tard, l’Attitré d’Hyrillka leur infligea des heures de spectacles, suivies d’un banquet interminable servi par de charmantes femmes de kiths exotiques, qui toutes firent des œillades à Jora’h. Elles faisaient partie d’une liste composée par Rusa’h, et le Premier Attitré savait qu’il devrait honorer certaines d’entre elles.
Trois lentils en robe de prêtre étaient assis. Ils étaient prêts à officier, ce qui consistait à discourir sur la Source de Clarté et à interpréter les conseils du thisme. À voir leur aspect débonnaire, aucun Hyrillkien n’avait rencontré de problème depuis un moment.
S’ils savaient ce qu’il va advenir au sein de l’Empire…
L’architecture éthérée du palais-citadelle comportait de hautes colonnes et des cours à ciel ouvert garnies de jardins de fleurs pourpres. Le beau temps permettait de réduire les abris au minimum, et des champs hydrofuges préservaient les salles intérieures pendant les tempêtes. L’édifice évoquait un temple antique grignoté par la jungle.
Par une bizarrerie de l’évolution, la végétation indigène n’avait pas formé de grands arbres au tronc ligneux, mais s’était étalée en herbes et en plantes rampantes qui tapissaient les irrégularités du terrain. Les jardins suspendus d’Hyrillka comptaient parmi les merveilles de l’Empire, masses enchevêtrées surplombant des à-pics, où de gigantesques fleurs s’abreuvaient aux chutes d’eau. Des oiseaux quatre-ailes se régalaient de baies et voltigeaient d’un pistil à l’autre en pollinisant les fleurs.
Jora’h se carra sur son siège, humant les parfums entêtants des feuillages et les délicieux arômes des plats. À plusieurs reprises, il se surprit à froncer les sourcils et s’efforça de ne pas laisser deviner sa morosité. Alors que le soleil bleuté cédait la place au soleil orange, Adar Kori’nh exécuta une parade aérienne composée de vedettes et de deux croiseurs lourds. Au sol, on alluma des illuminateurs disposés en figures géométriques dans les champs et les rues afin d’ajouter aux lumières de la fête.
Jora’h en profita pour prendre Thor’h à part, mais le jeune homme paraissait hostile.
— Je veux regarder le spectacle, Père.
— Tu en as vu d’autres. J’ai besoin de te parler un moment en privé, t’expliquer le motif de ma venue.
— Je le connais déjà. Tu vas me faire quitter Hyrillka et me ramener au Palais des Prismes pour que je vive là-bas.
— Oui, mais je ne t’ai pas dit pourquoi.
Jora’h s’assit sur une banquette dans une alcôve fleurie. Tendu et nerveux, Thor’h resta à distance en faisant les cent pas.
— J’aime être ici, Père. Je veux rester sur Hyrillka. L’Attitré et moi, on s’entend bien.
— Les circonstances ont changé. Tu n’as pas le choix ; moi non plus d’ailleurs : je dois te ramener.
Thor’h pivota sur lui-même, dérangeant sa coiffure apprêtée. Son visage étroit évoquait celui d’un rapace.
— Bien sûr que tu as le choix ! Tu es le Premier Attitré. Tu peux avoir tout ce que tu veux. Tu n’as qu’à l’ordonner.
Attristé, Jora’h répondit :
— J’ai appris récemment que, parfois, mes choix sont aussi restreints que ceux du plus pauvre des assisteurs.
Thor’h croisa et décroisa les doigts, puis ouvrit les mains comme s’il cherchait quelque chose à tenir. Il s’apprêtait à poursuivre la dispute, mais son père l’interrompit.
— Le Mage Imperator est mourant, Thor’h. Très bientôt, je prendrai sa place – et tu seras le Premier Attitré.
Thor’h s’arrêta net, et ses yeux s’écarquillèrent.
— Pas encore… Je ne suis pas prêt !
— Moi non plus. Mais les hydrogues sont lâchés, l’Empire est en péril, et l’on ne peut plus se permettre de mener une vie douillette. Pendant des années, tu as profité des fruits de ta naissance. Aujourd’hui, tu dois faire face à tes obligations.
La réponse de Thor’h claqua :
— Et si je ne veux pas ?
La réplique jaillit de la bouche de Jora’h avant qu’il ait pu la contenir.
— Alors je te tuerai de mes propres mains. Et je mettrai ton frère Zan’nh à ta place, même s’il n’est pas de pure noblesse. L’Empire ne peut supporter un Premier Attitré aussi stupide.
Thor’h parut épouvanté, mais Jora’h ne pouvait plus retirer ce qu’il venait de dire. Il tâcha de se faire plus conciliant :
— Nous devons réfléchir au-delà de nos intérêts personnels – tous les deux.