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ADAR KORI’NH
Après avoir sélectionné le personnel le plus adapté à la mission, Adar Kori’nh emmena les soixante-dix soldats, ouvriers et techniciens de l’équipe de démantèlement sur le Burton.
Il n’en avait pas discuté avec l’Attitré de Dobro, mais il n’était guère convaincu de la nécessité de cette opération. Le vaisseau-génération était resté ici, dans le froid et le silence, pendant tant d’années… Son examen aurait pu conduire à la mise au point d’innovations au profit des vaisseaux ildirans.
Mais cela faisait des siècles que l’Empire résistait au changement. De tels perfectionnements n’intéressaient pas le Mage Imperator, car cela impliquerait qu’ils n’avaient pas déjà atteint leur apogée. Depuis longtemps donc, le vaisseau désert flottait dans l’espace… et aujourd’hui, on avait ordonné à Kori’nh de le détruire. Quel dommage, pensait-il.
Les navettes se faufilèrent entre les débris spatiaux qui masquaient l’encombrant Burton. Alors que l’équipe approchait de l’épave aux allures de maison hantée, l’adar aperçut des détails qu’il avait négligés lors de sa première inspection. Autour de lui, soldats et techniciens contemplaient, fascinés, la carcasse corrodée.
C’était un monument dédié aux rêves manqués, une ville jadis habitée par des humains pleins d’espoir. Longtemps auparavant, ils avaient quitté leur monde natal pour se lancer dans l’espace inconnu, sans garantie aucune de découvrir un monde habitable. Quelle incroyable folie ! Depuis combien de temps les Ildirans n’avaient-ils pas connu une telle passion, ou pris de tels risques ? Kori’nh avait hâte d’arriver à bord.
Les navettes flottaient à côté du Burton. L’adar envoya une première équipe s’occuper des sas d’appontage. Celle-ci démonta les antiques panneaux d’accès, les testa puis reprogramma leurs circuits. Kori’nh maîtrisa son impatience tandis qu’il regardait les techniciens s’activer dans le vide de l’espace.
— Bekh ! Doucement. Pas d’erreur, surtout.
Ils parvinrent à ouvrir les portes extérieures, révélant un pont d’amarrage assez vaste pour contenir les navettes ildiranes. L’adar ordonna :
— Une fois nos vaisseaux à l’intérieur, envoyez trois spécialistes en combinaison. Qu’ils voient si l’on peut pressuriser.
Moins d’une heure plus tard, des voyants jaunes s’allumèrent sur le pont d’amarrage.
« Les taux d’oxygène sont corrects, Adar, transmit l’un des techniciens. Il semble que nous ayons rallumé les générateurs d’air. Devons-nous rétablir la puissance partout dans le vaisseau ? L’air qui stagne ici doit être ventilé et filtré. Je suis sûr que le Burton dispose de réserves. »
Kori’nh leva le menton.
« Procédons correctement. Nous porterons des masques filtrants en attendant, mais je veux que le Burton soit en état de marche, et prêt à effectuer son ultime voyage. »
C’était comme si l’équipe d’ingénierie était en vacances sur la planète estivale de Maratha : ils se ruaient joyeusement dans les coursives vides où jadis des générations de colons humains avaient vécu. Leurs pas faisaient naître des échos dans l’air froid, suffisamment sonores pour réveiller n’importe quel fantôme. Kori’nh avait lu que les humains n’avaient foi ni en la Source de Clarté ni en un plan supérieur d’illumination après la mort, mais qu’en revanche ils croyaient en l’existence de fantômes et d’esprits errants.
À l’intérieur de la salle des machines du Burton, les techniciens décortiquaient le système de propulsion archaïque. Depuis le premier contact avec la Ligue Hanséatique, le kith des scientifiques connaissait les principes de fonctionnement des vaisseaux interstellaires humains ; celui des vaisseaux-générations était suffisamment simple pour qu’ils soient capables de le remettre en marche.
Vêtu d’une combi et d’un masque filtrant, Adar Kori’nh avait entrepris sa propre inspection. Il déambulait dans les quartiers des passagers, gravissait un pont après l’autre. Même lorsqu’il se retrouvait seul, il sentait la présence de ses congénères à proximité grâce au réconfortant lien du thisme.
Mais il percevait également la présence humaine, comme si les rêves des hommes avaient laissé une trace tangible. Leurs désirs étaient emprunts d’une telle prétention ! L’optimisme naïf d’oisillons quittant leur nid pour s’aventurer dans le Bras spiral… Ils s’étaient montrés si ambitieux, si imprudents…
Kori’nh examina les cabines, les chambres de stockage, les complexes de loisirs, les bibliothèques… pour la plupart vidés de leur contenu. Il s’arrêta dans un immense réfectoire et constata des signes de désordre : chaises renversées, débris éparpillés. Une mutinerie ou une fête en étaient-elles la cause ? Ou étaient-ce les Ildirans qui avaient causé cela lorsqu’ils avaient détenu les colons sans méfiance, des siècles plus tôt ?
Il y avait tant de choses à voir et à apprendre ici… tant de choses qui seraient perdues dès qu’il aurait détruit le vaisseau.
Il imaginait le scandale qu’aurait à affronter l’Empire si jamais les humains venaient à découvrir ce que leurs supposés alliés avaient commis sur Dobro. En jouant le rôle de « sauveteurs », la Marine Solaire avait promis aux colons du Burton de les emmener dans une colonie bien à eux ; en réalité ces hommes étaient devenus des cobayes d’élevage, destinés à toutes sortes d’expériences.
Le cœur de Kori’nh se serra. Soudain, tout cela lui semblait déshonorant.
Tandis qu’il marchait, il songea aux bruits de pas, aux enfants jouant à se poursuivre le long des coursives, aux générations d’individus nés et morts loin de leur foyer sans avoir jamais foulé le sol d’une planète. Il ouvrit des appartements au hasard, tâchant de se représenter les familles qui avaient vécu là… effrayé à l’idée de trouver peut-être les restes momifiés de quelque naufragé oublié.
Son regard glissa sur d’anciennes photos représentant des héros ou des êtres aimés, des habits défraîchis, des jouets inconnus… autant de souvenirs de la Terre. Chaque objet avait dû être investi d’une signification particulière pour les gens qui avaient habité là. Par leur intermédiaire, une multitude d’histoires s’étaient ainsi transmises de parent à enfant.
Ces colons avaient l’intention de créer une nouvelle Terre sur un monde neuf. Mais les cobayes de Dobro avaient été spoliés de leur passé, plongés dans l’ignorance de leurs origines. Tout ceci avait été perdu…
Il atteignit enfin le centre de commandement – ce que les humains appelaient la « passerelle de navigation ». Il contempla les consoles éteintes, imaginant les informations délivrées par leurs instruments rudimentaires. Nombreux étaient les capitaines qui s’étaient succédé ici, prenant de bonnes ou de mauvaises décisions, vieillissant, puis transmettant leur charge à leurs successeurs. Kori’nh se demanda quelle avait été leur identité. La poussière de l’Histoire avait-elle enseveli à jamais leur existence ? L’humanité ne possédait pas d’équivalent à La Saga des Sept Soleils.
Aspirant une longue goulée à travers son masque filtrant, l’adar fixa du regard le fauteuil de commandement. Du givre scintillait entre les consoles. Le vaisseau géant était vide depuis trop longtemps. Un silence ouaté l’enveloppait, parfois rompu par d’infimes gémissements, qui signalaient que l’air se réchauffait et que la présence des ingénieurs faisait travailler la structure en sommeil. Il faudrait encore un moment avant que les systèmes sortent complètement de leur léthargie.
Mais Kori’nh ne laisserait au vaisseau aucune chance de survie.
Bien qu’il n’ait pas reçu d’instruction dans ce sens, il ordonna à ses soldats de se saisir de tout objet présentant un intérêt technologique ou culturel quelconque. Il espérait qu’ainsi, ils ne seraient pas perdus pour toujours. Un remémorant pourrait peut-être un jour en tirer une meilleure compréhension de leurs semblables humains. Il était criminel de se débarrasser de tout cela comme si cela n’avait jamais existé… même si c’était exactement le souhait de l’Attitré de Dobro.
Lorsque les systèmes vitaux du Burton eurent redémarré et que Kori’nh fut à bout d’excuses pour retarder le départ, il se rendit sur la passerelle de navigation et prit lui-même les commandes de l’épave. Le vaisseau-génération navigua hors du champ d’astéroïdes et prit la direction du cœur ardent du système de Dobro. L’adar ressentait la puissance émanant des flancs du gigantesque vaisseau qui avait abrité des centaines de vies durant de si nombreuses décennies.
Il était cerné par les souvenirs de ces humains qui avaient parié leur vie sur l’ingéniosité de leur capitaine. Longtemps, il avait adoré les héros de légende, mais ce qu’il s’apprêtait à faire ne méritait pas qu’on s’en souvienne. Peu de personnes en auraient connaissance…
— L’itinéraire est réglé, Adar, dit un technicien. La gravité fera le reste.
Kori’nh regarda l’océan de feu rugissant du soleil de Dobro. Les flammes orange évoquaient de la lave vaporisée, une fournaise où rien ne pouvait survivre.
— Préparez le départ du Burton. Informez la septe que l’on revient tout de suite.
Les musculeux soldats qui revenaient avaient l’air gêné, ainsi chargés de jouets multicolores, de poupées et d’habits. Kori’nh resta en arrière sur la passerelle du Burton, à observer les consoles et le soleil qui se dessinait, de plus en plus proche. Enfin, il traversa les ponts pour rejoindre sa navette.
Après avoir quitté le vaisseau-génération, Kori’nh inclina sa trajectoire afin de suivre des yeux la chute inexorable de l’épave à l’intérieur du profond puits gravifique du soleil. La surface de plasma se soulevait de flammes qui faisaient songer aux crocs d’un prédateur affamé.
À mesure que le Burton plongeait dans la chromosphère de l’étoile, sa coque devint vermeille, puis jaune, pour finir par un blanc éblouissant – avant de se briser en fragments en fusion. Dans un hurlement silencieux, les derniers vestiges de l’épave se consumèrent, ne laissant qu’une marque sombre qui s’effaça rapidement.
Mais la tache qu’ils laissèrent dans l’esprit d’Adar Kori’nh, elle, était indélébile, même s’il ne l’avouerait jamais à personne.