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JORA’H LE PREMIER ATTITRÉ
Un Jora’h incrédule lisait l’histoire secrète révélée par les plaques d’adamant. Des années auparavant, il avait visité la grandiose forêt-monde de Theroc, et il avait perçu l’esprit frémissant des arbres. Avaient-ils jadis combattu les hydrogues ?
Le Premier Attitré songea de nouveau à la douce Nira, la jeune prêtresse Verte qui avait ravi son cœur. Une partie de l’esprit theronien l’avait habitée. Si elle avait vécu, elle aurait pu l’aider à en savoir plus sur cette guerre antique. Combien il aurait aimé converser avec elle, sentir sa peau contre la sienne, plonger son regard dans ses yeux brillants… Si seulement elle n’avait pas succombé dans ce tragique accident pendant qu’il se trouvait sur Theroc…
Soudain, il se redressa alors qu’une pensée le traversait. Un accident tellement commode, arrivé si bien à propos.
Combien d’autres supercheries attendaient d’être découvertes ? Le Mage Imperator avait-il caché la vérité dans l’intention de protéger son fils, ou dans celui de le contrôler ?
Les plaques d’adamant lui tombèrent des mains et dégringolèrent sur le sol. Il était fatigué de ces manigances. Pris d’une brusque résolution, il les ramassa et sortit. Il ne devait pas laisser sa détermination chanceler. Il exigerait que son père lui révèle toute la vérité.
Des vitres teintées fermaient le passage vers les appartements privés du Mage Imperator. De la lumière filtrait de l’intérieur, mais les glaces la déformaient de façon que l’on ne puisse voir ce qui s’y passait.
Bron’n se tenait devant l’entrée, son katana de cristal brandi. Il ne bougea pas d’un pouce à l’approche de Jora’h.
— Le Mage Imperator ne doit pas être dérangé, prévint-il.
En temps normal, Jora’h aurait renoncé. Mais aujourd’hui, il ne céderait pas.
— Je dois le voir tout de suite.
— Ses ordres sont formels, Premier Attitré. Je ne dois autoriser personne à entrer.
Jora’h se montra tout aussi inflexible que le garde du corps.
— Je vais être le prochain Mage Imperator. S’il y a une réunion importante, je dois y assister. (Il s’avança, et Bron’n recula.) Ou me fais-tu comprendre que le Mage Imperator complote dans mon dos ?
Un grand trouble altéra le visage du garde. La porte bâilla sur le visage sévère d’Udru’h, qui le toisa d’un regard peu amène. En arrière, la voix du Mage Imperator retentit :
— Bron’n, laisse-le entrer. Nous devons nous entretenir aussi avec Jora’h.
Celui-ci pénétra à grandes enjambées dans la salle. Comme la porte se refermait derrière lui, il prit son courage à deux mains. Beaucoup de questions demeuraient en suspens depuis trop longtemps… Le Mage Imperator, énorme et blême sur son chrysalit, avait mauvaise mine. Sa longue tresse était parcourue de tressaillements, et la douleur causée par ses tumeurs se lisait sur son visage.
Mais Jora’h ne pouvait se laisser aller à la sympathie – pas maintenant. Sans un regard pour l’Attitré de Dobro, il brandit les parties censurées de La Saga.
— Je suppose que vous aviez une excellente raison de me montrer cela ? Mais ne connaître que la moitié d’une réponse ne sert qu’à faire ressortir l’étendue de l’ignorance, Père.
— Parfois, la vérité s’avère perturbante. Tout le monde ne mérite pas de la savoir.
— La vérité est la vérité ! De quel droit confisquez-vous l’héritage des Ildirans ?
— Du droit que je détiens. Je suis le Mage Imperator, le point focal de la Source de Clarté. Je contrôle le thisme. Je contrôle la vérité. (Sa voix se radoucit.) Personne d’autre que moi – et bientôt toi, Jora’h – n’est en mesure de décider de ce qui est le mieux pour notre peuple.
L’Attitré de Dobro vint se placer auprès de son père.
— La folie des humains a réveillé les hydrogues, mais nous avons toujours su qu’ils reviendraient. Aujourd’hui, peut-être es-tu prêt à comprendre l’œuvre capitale que nous menons à bien sur Dobro.
Un nouveau sentiment de trahison s’abattit sur Jora’h.
— Vous m’avez laissé dans l’ignorance, Père, et pourtant vous avez partagé vos secrets avec Udru’h ?
— Seulement ceux qu’il a besoin de connaître. Ton frère a pour mission de superviser un projet difficile mais vital.
Udru’h laissait paraître sa suffisance. Jora’h domina la colère qui menaçait de balayer sa raison.
— Que m’avez-vous caché d’autre, Père ? Dites-moi… (Il hésita un instant avant de revenir au but de sa visite.) Dites-moi ce qui est réellement arrivé à Nira et à l’autre prêtresse Verte.
— Que crois-tu ne pas savoir ? demanda l’Attitré.
— N’essaie pas de m’embrouiller ! Dis-moi. Ont-elles vraiment péri ?
Le Mage Imperator réfléchit un moment avant de répondre.
— La vieille prêtresse, oui. Les surgeons d’arbremondes ont réellement brûlé. Toutefois, la jeune femme continue de servir l’Empire. Un dessein grandiose l’attend.
Un tourbillon de sentiments contradictoires envahit Jora’h.
— Elle est en vie ! Où est-elle ? Je dois la voir.
— Ce ne serait guère avisé, dit l’Attitré de Dobro.
Jora’h lui lança un regard furieux.
— Ce n’est pas toi qui prends les décisions ici.
Le Mage Imperator avait l’air amusé.
— Dis-lui, Udru’h. Raconte-lui tout ce que tu accomplis sur Dobro. Il faut qu’il sache, s’il est destiné à régner.
L’Attitré hésita, puis s’exécuta avec un bref hochement de tête.
— Nira Khali n’est pas morte. Pas plus que votre enfant.
— Mon… enfant ?
— Une fille magnifique, en parfaite santé. Une fille dotée de talents qui dépassent l’imagination. Nous l’avons nommée Osira’h. Elle a aujourd’hui plus de six ans.
Et il raconta à un Jora’h chancelant comment Nira avait été emmenée au camp d’élevage de Dobro où, depuis des siècles, des prisonniers humains étaient soumis à des expérimentations génétiques avec différents kiths.
— Nous avons effectué une sélection, afin d’améliorer certaines caractéristiques, certains dons, chez les hybrides nés de ces croisements.
Jora’h secoua la tête, abasourdi. Il lui semblait que son cœur ne supporterait rien de plus.
— Tout cela m’a donc été caché… ma vie durant ?
— Tu ne peux saisir tout ce qu’impliquent mes décisions avant d’avoir pris ma place, dit le Mage Imperator d’un ton placide ; alors seulement tu discerneras la totalité des choses grâce à la vision absolue du thisme. Pour le moment, tu n’en aperçois que des facettes… Tu dois me faire confiance. J’ai mes raisons.
— Je n’ai jamais douté que vous ayez vos raisons, Père, rétorqua Jora’h d’un ton tranchant. Mais il est fort possible qu’elles ne m’apparaissent ni honorables ni correctes.
Cyroc’h continua cependant de plaider sa cause. Lorsqu’il devint clair qu’il n’y arriverait jamais, il dit :
— Une fois que tu seras à ma place, tu comprendras.
Mais, pour Jora’h, l’immense déception que lui avait causée son père avait tout changé, pour toujours.