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LE ROI PETER
Aux aurores d’un jour brumeux, le roi Peter et les conseillers qu’on lui avait attribués se réunirent dans la tribune d’observation blindée. Celle-ci donnait sur la salle de dissection où Jorax devait être conduit. Le robot klikiss se déplaçait sur ses membres multiples d’un pas solennel, tel un condamné se rendant au lieu de son exécution.
À côté de Peter se tenait le Conseiller scientifique en chef, un nommé Palawu, au teint cireux et à la calvitie naissante.
— J’ai relu les archives, Votre Majesté, dit-il avec entrain. Il y a cent quatre-vingt-trois ans que nous est parvenu le rapport de la découverte de robots klikiss par l’expédition Robinson, sur Llaro.
— Alors, il est temps que nous découvrions de quoi il retourne à leur sujet, répliqua Peter sans quitter des yeux Jorax.
Ce dernier dégageait une telle puissance qu’il paraissait aussi menaçant qu’une mine mobile.
À gauche du fauteuil du roi, Lars Rurik Swendsen se pencha en avant. Les yeux bleus de l’ingénieur expert de la Hanse pétillaient de curiosité enfantine.
— Les Ildirans les connaissent depuis plus longtemps, mais ils ne se sont jamais donné la peine de mener à bien une dissection et un examen complets.
— Il est de notoriété publique que les Ildirans ne possèdent pas un sens de la curiosité très développé, dit Palawu. Ils ne s’intéressent pas à la recherche. Mais nous, nous savons apprendre et adapter à notre profit une grande variété de technologies. Aujourd’hui est un grand jour pour l’effort de guerre.
Les deux spécialistes étaient si passionnés qu’ils en avaient oublié la présence du roi. Swendsen acquiesça.
— Les cybernéticiens de la Hanse ont atteint un plafond. Les compers n’ont pas reçu d’améliorations significatives depuis plusieurs générations. Mais ces robots klikiss existent depuis des milliers d’années sans aucune détérioration.
Le roi Peter modéra leur ferveur d’un peu de bon sens.
— Aucune détérioration, messieurs ? Aucun d’eux ne se rappelle ce qu’il est advenu à la race de leurs créateurs. Je dirais qu’une amnésie générale constitue une légère « détérioration », vous ne pensez pas ?
En dessous, le laboratoire de robotique avait été configuré de telle sorte qu’il évoquait à la fois un atelier de réparation et une salle de microchirurgie. Des outils d’analyse avaient été montés sur des râteliers qui s’alignaient sur les murs octogonaux. Pour s’adapter à l’énorme masse de Jorax, la plate-forme qui occupait l’espace central était plus solide qu’une simple table d’opération.
Des gardes du palais et des bérets d’argent des FTD surarmés s’étaient postés autour de l’amphithéâtre et derrière les portes. Ils connaissaient le danger potentiel que représentait Jorax et se tenaient prêts à réagir à toute tentative de traîtrise.
Dominant les humains de sa masse, le robot klikiss fit pivoter sa tête géométrique pour scanner les instruments de dissection. Ses bras articulés étaient rétractés dans sa carapace ellipsoïde.
— Vous n’avez rien à craindre. J’ai désactivé mes systèmes d’autodéfense et je vous garantis mon entière coopération.
Toujours se méfier de quelqu’un qui déclare : « Vous n’avez rien à craindre », se dit Peter. Surtout de la part de quelqu’un qui avait anéanti le docteur William Andeker « par accident ». C’est pourquoi les gardes restaient sur le pied de guerre.
Les cybernéticiens s’armèrent de couteaux laser, de scies à lame de diamant, de sondes ultrasensibles ainsi que d’une batterie d’instruments de précision.
— Nous ferions mieux de commencer, dit le chef de l’équipe. Jorax, si vous pouviez vous allonger ici, ce serait plus pratique pour nous.
Peter fronça les sourcils. Il n’était pas certain que rendre la procédure de démantèlement plus « pratique » était la priorité du robot. Mais celui-ci avait l’air coopératif, sinon plus. Pourquoi fait-il ça ? Quelle est sa véritable motivation ?
Basil Wenceslas avait pris son offre pour argent comptant tant il était excité par la technologie qu’il y avait à gagner. Pour Peter, les robots klikiss constituaient une telle énigme qu’il était idiot de leur appliquer des critères humains comme l’altruisme.
Lentement, Jorax s’allongea sur la plate-forme d’analyse. Ainsi immobile, il évoquait une immense blatte. Peter se demanda s’il pouvait ressentir la douleur ou la peur.
Soudain, un fracas retentit dans le hall. Avec force cris, les gardes du palais tentaient de bloquer deux robots klikiss qui avaient suivi leur compagnon de loin. Un béret d’argent brandit son arme.
— Faites demi-tour, ordonna-t-il. Vous n’avez pas l’autorisation d’entrer.
— Nous souhaitons assister à l’opération, déclara l’un des robots.
— Nous sommes aussi curieux, fit l’autre. Nous pouvons vous aider dans vos analyses.
— Cela ne faisait pas partie du marché, dit Peter pour lui-même.
À côté de lui, Palawu et Swendsen conféraient rapidement.
— Leur présence n’est pas forcément une mauvaise idée, Votre Majesté. Rappelez-vous que leur civilisation a inventé le Flambeau klikiss. Il ne s’agit pas ici d’une banale opération de rétro-ingénierie comme des étudiants pourraient en pratiquer. Aucun d’entre nous ne sait vraiment comment procéder.
Peter plissa les yeux. Moi y compris.
— Voilà qui n’est guère rassurant. Ne trouvez-vous pas étrange que deux robots klikiss arrivent juste maintenant, sans avertissement ? Je pensais qu’il n’y en avait pas plus d’une dizaine sur Terre…
— À peu près, Sire, confirma Swendsen. Il est possible que Jorax ait envoyé un signal. Nous aurions dû nous y attendre.
Voyant l’hésitation du roi, Palawu ajouta discrètement :
— Si cela peut vous réconforter, Votre Majesté, les baies vitrées sont à l’épreuve des bombes. Une décharge énergétique ou même l’explosion totale du sujet ne vous blesserait pas.
Il en fallait plus pour inquiéter Peter. Il parla dans le micro :
— Très bien, que ces robots observent et vous assistent – mais à la condition qu’ils désactivent leurs systèmes de défense.
Jorax et ses compagnons s’entretinrent, bourdonnant en rafale dans leur langage codé. Puis l’un des robots dit :
— Nous serions à la merci de vos gardes, si vous décidiez de nous disséquer nous aussi.
Peter demeura insensible à l’argument.
— Considérez cela comme un geste de confiance. Telles sont nos conditions pour vous autoriser à participer.
Finalement, les deux machines insectoïdes répondirent à l’unisson :
— Ces conditions nous conviennent. (Elles s’immobilisèrent, puis fléchirent légèrement.) Nous avons éteint nos systèmes de défense.
— Nous n’avons que votre parole, fit remarquer Peter.
— Par conséquent, la confiance doit être réciproque.
Les robots s’avancèrent, et Peter décida de ne pas les arrêter. Il entreprit d’observer les opérations, la curiosité l’emportant sur le malaise qu’il éprouvait.
Utilisant des instruments non invasifs tels que des caméras et des sondes soniques, les chercheurs commencèrent par scanner le moindre recoin du corps de Jorax. Jusqu’à présent, ils n’avaient jamais eu l’occasion de réaliser d’examen externe sur ces machines.
Bavardant avec excitation, l’équipe mit plus d’une heure pour achever l’analyse visuelle. Si les scientifiques étaient intrigués, Peter, lui, ressentait un nœud à l’estomac. Les conditions de l’expérience, le sacrifice du robot, l’arrivée impromptue des deux autres machines, tout cela lui déplaisait. Que veulent-ils, en réalité ?
La voix de maître d’école du cybernéticien en chef s’éleva dans l’amphithéâtre :
— Il est temps de passer à la phase suivante. Jorax, pouvez-vous nous faire accéder à votre intérieur, ou devons-nous percer votre exosquelette ?
Avec un claquement sec et un sifflement, des fentes apparurent sur le thorax du robot, comme les segments d’une blatte en train de se déplier. Ils s’entrouvrirent, laissant voir des circuits, du métal poli et de fines fibres optiques qui palpitaient comme des nématodes phosphorescents.
Le cybernéticien en chef jeta un coup d’œil vers la baie d’observation, comme s’il se rappelait soudain de la présence de spectateurs.
— Regardez, s’exclama-t-il, l’architecture interne n’a rien à voir avec celle des compers !
Les roboticiens prirent des outils recourbés. Peter prit conscience que, malgré leur aspect high-tech, il ne s’agissait de rien de plus que de pieds-de-biche compliqués. Les autres robots klikiss s’approchèrent comme les chercheurs ouvraient plus largement les plaques pectorales, exposant les composants vulnérables. Les fibres optiques rayonnaient à présent, comme si elles irradiaient d’un feu nucléaire.
— Je préférerais désactiver mes capteurs et tous mes systèmes mais, si je le faisais, cela porterait préjudice à vos investigations. (La voix de Jorax s’amenuisa jusqu’à devenir une plainte :) Par conséquent, je resterai conscient durant chaque étape, jusqu’à ce que mes sous-systèmes cérébraux ne fonctionnent plus.
— Il est très courageux, souffla Palawu.
Peter planta les ongles dans son fauteuil.
Les deux observateurs robots s’avancèrent en silence, alarmant les scientifiques, mais ils semblaient savoir ce qu’ils faisaient. Ils dégagèrent huit ouvertures dans le segment central et en extirpèrent les membres dotés d’extensions pour saisir, couper et manipuler. D’un mouvement brusque, ils les détachèrent, puis les tendirent aux ingénieurs. Même cela serait étudié pour améliorer les systèmes existants.
Un cybernéticien enfonça une sonde au cœur des organes artificiels.
— Je peux déjà entrevoir les bénéfices que l’on pourra en retirer.
Des lumières fusèrent, et les capteurs optiques de Jorax rougeoyèrent, comme s’ils voulaient crier.
— Il n’y a rien à craindre, dit Jorax, il n’y a rien à craindre.
Peter se demanda s’il essayait de rassurer les humains ou de se convaincre lui-même.
La dissection et l’analyse se poursuivirent toute la matinée.
À chaque nouvelle découverte, Swendsen et Palawu s’extasiaient sur son utilisation future, essayant d’impressionner le roi.
— Il nous faudra un mois rien que pour saisir leur traitement de données, Sire. Mais, à vue de nez, je dirais qu’il sera possible de l’incorporer dans nos compers. Nous pourrons même l’utiliser pour moderniser nos usines. Leur productivité doublerait.
Swendsen opina, avant d’ajouter :
— Nous aurons besoin de combattants et d’éclaireurs robots, dans la guerre contre les hydrogues. Pensez aux avantages que nous apportera ce gain d’effectifs. Il nous donnerait une chance face à ces damnés extraterrestres, rien de moins.
Une demi-heure plus tard, OX entra et vint se placer au côté du roi Peter. Le comper paraissait étrangement réticent à regarder les opérations. Peter en avait discuté au préalable avec le Précepteur, espérant profiter de ses avis. Il se demanda si OX plaignait les robots klikiss… ou s’il nourrissait lui aussi des soupçons à leur encontre.
Peter n’aurait su dire avec précision l’instant où Jorax fut désactivé pour de bon – en son for intérieur, il refusait le terme de « mort ». Ses capteurs optiques s’éteignirent graduellement, à mesure que la puissance était drainée. On épongea ses lubrifiants et on retira ses capteurs pièce par pièce. Enfin, après force discussion et avec quelque répugnance, les scientifiques s’attelèrent tous ensemble à retirer la tête anguleuse de Jorax. Ses capteurs optiques rouges se ternirent, tel du sang en train de sécher.
Ses deux congénères se tenaient immobiles. Les composants de Jorax gisaient sur le pourtour de l’amphithéâtre, triés et catalogués. Des caméras avaient filmé sous tous les angles chaque seconde de l’opération. Tout ce qui restait de l’énorme machine se résumait à des débris de ferraille éparpillés.
Peter se demanda dans quelle mesure les robots klikiss avaient jugé que cette récolte de données valait le sacrifice d’un des leurs, et pourquoi Jorax s’était porté volontaire. Qu’y gagnaient-ils ? Voulaient-ils réellement offrir aux humains des outils et des armes contre les hydrogues ? Ou utiliseraient-ils cet argument pour exiger de la part de la Ligue Hanséatique terrienne quelque faveur exorbitante ?
À côté du fauteuil d’observation du roi, OX demeurait toujours silencieux.
La mine sinistre, Peter se tourna vers les deux experts et dit à voix basse :
— Exploitez tout ce qui sera possible. Nous ne savons pas encore ce que cela nous coûtera, à long terme.
— Nous allons mettre les meilleurs spécialistes de la Hanse là-dessus, le rassura Palawu.
Lars Rurik Swendsen laissa de nouveau parler son enthousiasme :
— J’ai hâte de pouvoir utiliser ces données. C’est comme la tombe de Toutankhamon, ou la cité perdue de Quivira 1 !
Peter inspira longuement.
— Ou la boîte de Pandore.
1. Quivira fut une des sept Cités d’or légendaires recherchées par les conquistadors espagnols lors de la découverte de l’Amérique. (NdT)