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ANTON COLICOS
Sous les dômes baignés de lumière de Maratha Prime, Anton et Vao’sh souriaient au public, assis sur une plate-forme surélevée. Plusieurs heures par jour, les deux conteurs amusaient à tour de rôle leur auditoire avec des mythes et des légendes. Anton vivait les plus belles heures de son existence.
— Le Joueur de flûte de Hamelin est un récit édifiant qui a jadis effrayé beaucoup d’enfants… et de parents, commença-t-il.
Son visage ne possédait pas les lobes charnus et colorés du kith des remémorants, c’est pourquoi il utilisait ses mains afin de gagner l’intérêt du public. Il raconta l’histoire du modeste étranger qui avait passé un marché avec les édiles d’une ville infestée par les rats, et de la terrible façon dont il s’était remboursé après qu’ils l’avaient floué.
Nobles, fonctionnaires et serveurs semblaient tout à la fois amusés et déconcertés. Souvent, Anton dut interrompre son récit pour expliquer que les rats transmettaient des maladies sur la Terre des temps anciens, que les humains dénués du thisme se montraient incapables de percevoir la tromperie, et qu’un maire n’était pas la même chose qu’un Attitré. Une fois qu’il eut raconté comment le joueur de flûte avait mené les enfants dans la grotte sous la montagne, ne laissant derrière lui qu’un petit garçon boiteux, le public marmonna, troublé.
— Mais… est-ce que ça a existé ? demanda un fonctionnaire qui se tenait au côté d’une adorable femme au visage peint de motifs colorés. Cela fait-il partie de votre Histoire ?
— Non, non. Ce n’est pas de l’Histoire. Juste une histoire.
Sa réponse ne fit qu’augmenter la perplexité du public.
— Mais comment une histoire peut-elle ne pas être vraie ?
— Elle est vraie… à un certain niveau. Sa morale s’applique certainement aux Ildirans comme aux humains. Sur Terre, on invente parfois des histoires pour s’amuser, ou pour explorer de nouvelles façons de penser. Leur vérité ne réside pas dans les événements, mais dans leur message. (Il haussa les sourcils en souriant.) Hum, vous avez apprécié, n’est-ce pas ?
— Les humains considèrent les histoires de façon différente de nous, expliqua Vao’sh aux spectateurs. Nous avons La Saga des Sept Soleils, mais eux possèdent une multitude de légendes sans lien entre elles. Aucun humain n’a jamais entrevu la forme générale où elles s’inséreraient, pas même le remémorant Anton.
Afin d’apaiser leur confusion, il leur narra un conte humoristique bien connu, qui amusa beaucoup Anton.
Celui-ci avait déjà raconté des paraboles amusantes ainsi que des contes de fées, d’Androclès et le lion au Petit Chaperon rouge. Bien que les vacanciers de Maratha soient tous adultes, ils manifestaient une fascination tout enfantine. Chacune de ces vieilles histoires était totalement neuve pour eux.
Plus tard, lorsque les spectateurs se furent égaillés, Anton et Vao’sh firent une promenade. Chaque jour, l’étudiant humain lisait longuement La Saga des Sept Soleils, mais il passait également du temps avec le maître historien, à étudier sa culture.
Tout autour d’eux, des Ildirans riaient avec insouciance, jouaient, déjeunaient dans des restaurants de choix. Anton n’avait jamais été un gourmet, du reste ses émoluments d’universitaire ne le lui permettaient pas. Mais, arrivé ici, il avait décidé de profiter de la moindre expérience. À son retour sur Terre, il aurait appris des choses qu’aucun autre érudit ne savait. Il pourrait les exploiter durant le reste de sa carrière : écrire des articles et des traités, ou même raconter les meilleurs récits ildirans au grand public.
Vao’sh le mena à travers les ruelles de Maratha jusqu’aux immeubles d’habitation où cuisiniers, assisteurs et autres kiths dévolus à l’entretien vivaient dans la promiscuité.
— La Saga appartient à chaque Ildiran, expliqua-t-il tout en marchant, c’est pourquoi elle regorge de détails et de nuances qui me permettent d’être compris par tous les kiths sans distinction.
Ils pénétrèrent dans l’une des salles d’accès du dôme. Vao’sh débordait d’excitation.
— Je vous emmène dehors. Vous allez voir pourquoi tant d’Ildirans viennent sur Maratha.
Avec son aide, Anton enfila une combinaison argentée, fine mais solide. Vao’sh lui montra comment mettre en place la membrane respiratoire. Les grosses lunettes protectrices étaient si opaques qu’elles l’aveuglaient. Anton se tint devant la porte du sas qui menait à la « cure de lumière extérieure », comme on disait ici, puis il inspira à travers sa membrane.
La porte coulissa, le noyant sous une vague dorée de lumière et de chaleur. Malgré les lunettes, la clarté qui se réverbérait sur le paysage abrupt, les rocs et les lacs asséchés le fit cligner des yeux.
Derrière eux, les multiples dômes flamboyaient tels des diamants. Sur des plates-formes et des balcons, des Ildirans en combinaison jouaient à se lancer des balles souples.
— J’ai l’impression d’être une fourmi coincée sous une loupe, commenta Anton, qui n’arrivait pas à comprendre que les Ildirans puissent venir ici pour se détendre. Comment parvenez-vous à supporter tout ce soleil ?
Ils marchaient à travers le panorama chatoyant en direction d’une fissure dans la croûte terrestre.
— Magnifique, n’est-ce pas ? Je ne comprendrai sans doute jamais convenablement votre concept de plaisir, mais je crois que vous aimerez les canyons. Leur fond est toujours plongé dans l’ombre, même au plus fort du jour.
Les deux historiens s’étaient rapprochés l’un de l’autre au point de devenir amis. Leurs différences étaient pour eux une source constante de stupeur, d’amusement ou d’accablement. Quelques-unes de leurs similarités – en particulier biologiques – étaient pourtant frappantes.
Après le premier contact avec les anciens vaisseaux-générations, certains Ildirans s’étaient demandé si les humains n’appartenaient pas à un rameau perdu de leur épopée galactique. Mais, même après que les remémorants eurent appris l’histoire terrienne, ils étaient restés perplexes. Les activités humaines leur semblaient anarchiques. Peuples et nations présentaient des « intrigues » trop disparates, et leurs aventures banales ne chroniquaient en définitive que l’avènement et la chute d’empires mineurs. Ils sentaient que les humains avaient perdu le contact avec leur propre Histoire – la Saga de l’humanité.
Au bord du canyon, une piste escarpée descendait le long des falaises ombragées. Des nuages d’évaporation s’élevaient des abîmes, avant d’être piégés par des turbulences. Sous l’effort requis par la marche, Anton haletait. La température était oppressante, et l’humidité transperçait à présent son filtre respiratoire.
Il aperçut des plantes ravissantes enchâssées dans des fissures, semblables à des crustacés ancrés au sein d’épaisses coquilles. Des fleurs évoquant des anémones de mer émergeaient de ces structures de silice nacrée. Leurs pétales battaient à la manière de pales. Des moucherons voletaient dans la brume – avant de se faire écraser par les pétales affamés.
Vao’sh avança la main et donna un léger coup. La fleur se referma dans un clappement, puis sa tige se rétracta au fond de sa coquille de nacre.
— On les appelle des ch’kanhs, des « êtres-forteresses ». Quand la nuit tombe, leur coquille se referme sur leurs organes délicats afin qu’ils puissent hiberner.
Plus bas, la taille des anémones cuirassées étonna Anton. Elles montaient jusqu’à l’épaule, et se balançaient dans un silence inquiétant. Le jeune homme sourit sous son masque.
— N’est-il pas extraordinaire de voir les efforts déployés par la nature pour survivre ?
— La nécessité conduit souvent à des inventions étonnantes, répondit Vao’sh.
Ils retournèrent aux dômes en passant par une enfilade de salles de stockage. Là, ils croisèrent des robots klikiss qui revenaient de territoires lointains. Ils se déplaçaient de conserve tel un régiment. Leurs têtes anguleuses pivotaient, leurs senseurs optiques étincelaient.
Comme il se dévêtait, Anton ne put s’empêcher de les contempler.
— Ils reviennent de Maratha Seconda, expliqua Vao’sh. Beaucoup de leurs congénères y travaillent, sur la face nocturne. Ils n’avaient jamais fait preuve d’un tel dévouement concernant un projet ildiran, avant celui-ci.
Anton ôta ses lunettes et s’épongea le front.
— Où en sont-ils ?
— Les équipes d’inspection ne se rendront pas sur le site avant le retour du soleil. D’après les robots, l’enceinte du dôme principal sera achevée avant la fin du cycle marathien.
Les robots insectoïdes se dirigèrent vers les salles de maintenance. Deux d’entre eux disparurent dans des sas qui descendaient jusqu’aux générateurs. Ils semblaient avoir accès partout.
— Vous voulez dire qu’ils construisent votre ville par eux-mêmes, sans être supervisés ?
Vao’sh parut surpris.
— Aucun Ildiran n’irait s’enterrer dans la nuit. Les robots, eux, n’ont pas ce problème. (Il sourit afin de rassurer son compagnon.) Ils travaillent dur depuis plus de dix ans et ont toujours suivi les plans avec précision. Leur abnégation est exceptionnelle.
Une idée, soudain, illumina Anton.
— Dites, ne pourrions-nous pas aller jeter un coup d’œil là-bas ? Vous et moi, accompagnés peut-être de quelques curieux, nous irions faire une inspection.
Les traits de Vao’sh se troublèrent.
— Des milliers d’Ildirans viennent chaque année sur Maratha pour son jour perpétuel – et vous voulez visiter une ville déserte plongée dans les ténèbres ?
Anton lui tapa dans le dos.
— Oui ! Est-ce que ça n’a pas l’air amusant ?