103

LE ROI PETER

Après des heures épuisantes de danse, de musique et de festins en l’honneur de son mariage, Peter se retira dans ses appartements privés, qui occupaient une aile du Palais des Murmures. Le silence soudain l’assourdit. Il était heureux de se retrouver enfin seul.

Avec Estarra.

À présent, la jeune femme était sa femme… sa reine. Elle était intelligente, ardente et timide à la fois. Jusqu’à présent, elle n’avait pas trouvé sa place. Pour lui, elle demeurait un mystère merveilleusement intrigant.

Des gardes rapprochés étaient postés derrière les portes de la chambre royale. Soudain mal à l’aise, Peter se tourna vers Estarra. Il lui prit doucement le menton pour qu’ils puissent se regarder dans les yeux.

— Je crois que je serais moins effrayé à l’idée d’affronter une délégation entière d’hydrogues que je ne le suis maintenant.

Après un instant de surprise, Estarra éclata de rire, et leur appréhension mutuelle s’évanouit comme par magie.

— Vous avez peur de moi ?

— De nous deux.

Avant qu’Estarra ait pu répondre, les portes s’ouvrirent et OX entra. Comme un simple serviteur, il portait un plateau avec une bouteille de vin et deux verres d’une transparence qui les rendait presque invisibles. On avait ouvert la bouteille, puis replacé le bouchon dessus.

— Désolé de vous déranger, Roi Peter et Reine Estarra, déclara OX comme s’il se délectait de prononcer ces titres. Le président vous offre cette bouteille de vin de la Hanse. L’un des meilleurs millésimes.

Heureux de trouver de quoi occuper ses mains, Peter retira le bouchon et regarda l’étiquette.

— C’est un Chiraz de Relleker, d’un siècle d’âge… comme si nous avions encore besoin de boire.

— Je parie qu’il coûte une fortune, dit Estarra.

Peter remplit deux verres et fit tourner le vin à l’intérieur.

— Règle numéro un : ne jamais faire confiance à Basil. (Il alla vider les verres au pied d’une plante verte, dans un coin de la chambre.) Il est probablement empoisonné.

Elle rit, mais pas Peter. Il n’était pas certain lui-même de plaisanter. OX se tenait immobile et attentif, comme s’il attendait des ordres de leur part. Peter adressa un sourire hésitant à sa jeune épouse.

— Voilà des semaines que je désirais être seul avec vous. Mais aujourd’hui, on m’a traîné d’un endroit à l’autre et on m’a tant sollicité que je n’ai guère eu le temps d’y songer… jusqu’à cette minute.

Estarra pouffa.

— C’est la même chose pour moi. Je n’ai pas peur de vous, Peter, mais toute cette situation est… (elle eut du mal à trouver le mot juste) intimidante.

Il se tapota le menton.

— Peut-être avons-nous besoin d’un peu de temps pour décompresser. Que nous nous trouvions seuls dans mes quartiers privés ne veut pas dire forcément que… je veux dire, pas tout de suite, à moins que vous… je veux dire…

Estarra rit de nouveau.

— Ainsi, le Grand roi de la Ligue Hanséatique terrienne n’est au fond qu’un gamin maladroit ! Cela ne figurait pas dans les notes que ma sœur m’a remises.

Peter n’était pas ignorant en matière de sexualité – Basil y avait veillé, bien sûr. Fournir des maîtresses à un jeune homme tourmenté par ses hormones constituait un moyen idéal pour le contrôler. Il s’agissait d’expertes en séduction d’une grande beauté. Peter n’avait jamais vu aucune d’entre elles plus d’une fois.

Le conseil de Basil avait eu valeur d’ordre :

« Ne commettez jamais la folie d’en tomber amoureux. Ce n’est pas leur fonction. »

Peter les avait trouvées divertissantes et assurément agréables, mais elles avaient reçu pour instruction de ne pas discuter avec lui et de partir dès qu’elles l’avaient comblé. Longtemps, il ne s’était pas rendu compte de ce qui lui manquait.

Estarra n’avait rien à voir avec cela.

Une idée lui vint soudain, et il s’anima.

— Vous m’avez dit que vous vouliez nager avec les dauphins. OX, lança-t-il en se tournant vers le comper, crois-tu pouvoir organiser cela, malgré l’heure tardive ?

— Vous êtes le roi. Une telle demande ne devrait poser aucune difficulté.

L’espace d’un instant, Estarra parut soulagée.

— Oui, j’aimerais nager… un petit moment seulement.

Lorsqu’il ouvrit la porte, Peter alarma les gardes de faction dans le corridor. Il les rassura d’un geste. Marchant à la manière d’un soldat mécanique, OX ouvrit la voie à travers les couloirs. Les gardes se pressèrent à leur suite.

OX avait envoyé des ordres, de sorte que la piscine d’eau de mer était éclairée lorsqu’ils entrèrent. On l’avait construite pour ressembler à une grotte d’île volcanique. Peter et Estarra, qui portaient encore leur tenue de noces, se rendirent dans des vestiaires séparés. En prévision de l’arrivée de la jeune femme, les gens du Palais s’étaient procuré des maillots de bain de styles différents. Tandis qu’il se changeait, Peter se demanda lequel elle choisirait, et de quoi elle aurait l’air avec.

Ils se rejoignirent au bord du bassin, dans l’air humide. Dès qu’elle lui apparut, Peter retint son souffle. La jeune fille n’avait pas eu besoin de stylistes ; le maillot turquoise qu’elle avait enfilé avait l’air d’écailles de dragon iridescentes sur sa peau. Peter ne l’avait vue qu’en habits de cérémonie, surchargée de foulards et de bijoux, de sorte qu’il avait dû faire appel à son imagination pour se la représenter au naturel. Et celle qu’il voyait en cet instant était superbe. Elle possédait de longues jambes musclées, sans doute grâce à ses courses et ses escalades dans les arbres de la forêt-monde. Une poitrine ferme tendait le tissu moulant de son maillot. Ses bras étaient souples et forts… Elle se fendit d’un sourire éclatant en surprenant son regard.

— Moi aussi je peux vous lorgner, mon roi, mais je tâcherai de le faire avec un peu plus de discrétion !

Peter allait répondre quand OX ouvrit les portes sous-marines. Trois dauphins jaillirent à la manière de loutres joueuses – trois torpilles d’un gris lustré qui s’ébattirent sans retenue. Leur museau effilé creva la surface, et ils lancèrent force sifflements, à la recherche de partenaires de jeu. Estarra eut un hoquet de ravissement.

— Venez, dit Peter. L’eau est tiède et les dauphins sont très gentils.

Il se retourna et plongea sans une éclaboussure. Plus circonspecte, Estarra se coula dans l’eau, comme si elle hésitait quant à la manière de faire… avant de s’écarter du bord d’une poussée. Les dauphins nageaient autour d’elle, tamponnaient ses jambes et sautaient pour l’asperger. Estarra s’étranglait de rire. Deux dauphins faisaient faire des cercles à Peter, qui s’était accroché à leur aileron dorsal.

Au bord, OX attendait patiemment. Parfois, leurs ébats l’éclaboussaient, mais les gouttes glissaient sur son armure sans qu’il paraisse le remarquer.

— Il doit y avoir des océans sur Theroc ? interrogea Peter.

— Oui, mais nous vivons au cœur de la forêt-monde, loin des côtes. On peut trouver des marécages, des ruisseaux et des étangs, mais rien d’aussi grand que cette piscine. Une fois, je suis allée avec mon frère Reynald dans un village riverain des Lacs Miroirs, et j’ai nagé à la lueur des étoiles.

Peter faisait du surplace auprès d’elle.

— Il me sera difficile de rivaliser…

— Il n’est pas question pour vous de rivaliser – seulement de rendre mémorable ce moment ensemble.

Il la prit au dépourvu en lui plantant un baiser sur les lèvres. Tout de suite, il s’écarta avant d’avoir pu voir sa réaction. Lorsqu’il jeta un coup d’œil derrière lui, il vit de l’amusement danser dans son regard, et son cœur palpita.

— Merci, dit-elle doucement tandis qu’elle rejoignait le petit bain. C’est ce dont j’avais besoin pour me sentir à l’aise.

Peter lui montra comment se tenir à un dauphin. Ils chevauchèrent côte à côte tandis que les mammifères marins s’amusaient autour d’eux. Peter lâcha prise, plongea et saisit Estarra par la cheville. Elle rua mollement. Quand le jeune homme refit surface pour respirer, il s’aperçut qu’elle riait. Il ne se rappelait pas la dernière fois où il s’était ainsi laissé aller. Mais c’était sa nuit de noces, le début de sa lune de miel, il n’y avait aucun mal à s’amuser.

Au bord de la piscine, Peter aperçut le comper qui tenait deux grandes serviettes de bain. Il n’avait plus aucune idée de l’heure.

— Je crois qu’OX nous invite discrètement à sortir, dit-il.

Estarra leva les yeux.

— Alors, je suppose qu’il vaut mieux accepter l’invitation.

Elle étonna Peter en l’embrassant à son tour, un peu plus longtemps et moins maladroitement que lui. Puis elle sortit de la piscine, ruisselante et scintillante sous l’éclairage de la salle. Elle se drapa dans la serviette que lui tendait OX et regarda Peter, toujours dans la piscine.

— Eh bien, venez-vous – ou tenez-vous à me faire attendre ?

Ils passèrent un habit de soirée que des domestiques avaient judicieusement préparé à leur intention. Les gardes royaux les attendaient à la sortie de la piscine, imperturbables. À présent, le couple se sentait parfaitement à l’aise ; ils se tenaient même la main en pénétrant dans leurs appartements privés – des appartements qu’ils partageraient, dorénavant.

OX les laissa et verrouilla la porte derrière lui. Dans l’intimité de la suite royale, enfin, plus rien ne viendrait les interrompre ni les distraire.

La chevelure encore mouillée, Estarra contempla Peter.

— Je n’avais jamais imaginé que je n’embrasserais pas mon mari avant ma nuit de noces. (Elle fit un pas dans sa direction. Elle semblait le taquiner.) N’étiez-vous pas censé gagner mon cœur à la mode courtoise, au terme d’une cour longue et romantique ?

Il glissa ses bras autour de sa taille et l’attira contre lui. Son cœur battait à tout rompre, chacun de ses nerfs vibrait d’excitation.

— Notre nuit de noces n’a pas à être le terme d’une longue cour. Pourquoi ne pas la considérer au contraire comme son début ? (Il lui sourit d’un sourire sincère.) Après tout, je dispose de toute la puissance de la Hanse pour vous impressionner.

Avant de perdre tout contrôle sur lui-même, il l’embrassa de nouveau. Estarra s’accrocha à lui, et leur baiser devint langoureux. Au début, il goûta le sel sur ses lèvres pleines ; mais bientôt il n’y eut plus qu’elle contre lui… et il se demanda pourquoi Basil les avait tenus séparés si longtemps. Ils s’interrompirent enfin, haletants, mais restèrent soudés l’un à l’autre. Estarra choisit cet instant pour glousser.

— Quoi, n’avons-nous pas fait comme il faut ? demanda Peter.

— Je ne sais pas, répondit-elle. Je suppose que l’on pourra beaucoup s’entraîner.

— Je m’arrangerai pour adapter mon planning royal à nos… entraînements, ma reine.

Ils s’embrassèrent encore, moins gauchement cette fois. Et bien plus longtemps.

Plus tard, Estarra remarqua qu’il avait fait installer au chevet du lit un surgeon d’arbremonde, l’un des pots qu’elle avait apportés de Theroc.

Enfin seuls, Peter et elle profitèrent doublement de leur nuit de noces : non seulement parce qu’ils firent l’amour pour la première fois, mais aussi parce qu’ils purent se parler librement.

Une forêt d'étoiles
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