46

TASIA TAMBLYN

Quelque chose avait énervé les hydrogues. Leurs vaisseaux à coque de diamant attaquaient des systèmes habités sans ordre apparent. Les FTD avaient analysé l’augmentation de leurs apparitions sans réussir à discerner un plan d’ensemble, une stratégie logique ou un lien quelconque entre elles.

Lorsque les orbes de guerre commencèrent à dévaster l’épaisse forêt recouvrant Passage-de-Boone, les colons envoyèrent des appels à l’aide désespérés. Par chance, la petite flotte de surveillance du quadrant 7 naviguait dans les parages.

— À vos postes, les gars ! Pleine puissance sur tous les moteurs. On ramène nos fesses sur Passage-de-Boone. On devrait être sur place dans les temps pour mettre la pâtée à quelques-uns, ajouta l’amiral Willis, dont la voix trahissait une indéniable jubilation.

Elle agrippa les accoudoirs de son fauteuil, comme si cela pouvait inciter le Jupiter à accélérer.

Tasia avait quitté le commandement de sa plate-forme d’armement pour celui d’un croiseur Manta. Elle sentit son cœur battre à la perspective d’un face-à-face avec les hydrogues. Tout ce qu’elle voulait, c’était combattre ces saloperies partout où elles se montraient. Cela valait mieux en tout cas que de s’en prendre à des colons indociles…

Le détachement de surveillance comportait un Mastodonte, sept Mantas et un millier de Rémoras prêts au combat. Ils foncèrent en direction du système tout proche, qui abritait le monde verdoyant de Passage-de-Boone. La colonie ouvrière de la Hanse paraissait minuscule et paisible à la lumière de son soleil.

Le sol de la planète s’était révélé idéal pour la croissance de conifères génétiquement améliorés. Les pins noirs provenaient d’une souche terrienne croisée avec une espèce locale ; il en avait résulté un bois dense, qui croissait presque aussi vite que le bambou. Les arbres s’étaient répandus plus rapidement que les exploitations ne pouvaient les couper.

Tandis que la flotte approchait à la vitesse maximale, les appels de détresse se multipliaient. Chacune des dix-sept villes coloniales avait été construite près d’un lac ou d’un fleuve. Tasia distinguait des bandes zigzagantes de forêt rasée. Certaines zones avaient été replantées de frais.

L’épaisse forêt était luxuriante et saine, hormis là où les orbes de guerre n’avaient laissé que des débris gelés, des troncs d’arbre ratatinés par le froid et abattus. Quatre appareils hydrogues étaient en train d’éradiquer les pins noirs.

« On dirait un tsunami ! » lança Fitzpatrick sur la fréquence de commandement de sa Manta.

Il était de retour de la patrouille où il avait accompagné le général Lanyan.

— On a perdu tout contact avec la colonie A, commandant Tamblyn, annonça Elly Ramirez, son officier de navigation. On dirait qu’ils sont déjà refroidis.

Tasia contempla les forêts sans défense et sentit une pointe de glace pénétrer ses entrailles.

— Quelle est la prochaine colonie sur le chemin des hydreux, lieutenant ?

Tandis que la Manta plongeait dans les nuages, Ramirez incrusta une grille tactique sur les images en temps réel.

— Colonie D, près de ce grand lac, commandant. Au rythme de progression des orbes, la ville sera anéantie dans moins d’une heure.

L’air sombre, Tasia opina :

— C’est comme s’ils se trouvaient devant un rouleau compresseur.

Sur la fréquence de commandement, l’amiral Willis aboya :

« Dépêchons-nous. Lancement de tous les Rémoras ! Mantas, activez vos jazers et vos armes à projectiles. Le Jupiter fournira l’artillerie lourde. Je ne crois pas que nos canons soient assez puissants pour ces zigotos, mais ça m’arrangerait de prouver le contraire. »

La Manta de Fitzpatrick se sépara du reste de la flotte pour intercepter le premier orbe de guerre, suivi par le Mastodonte de Willis. Surexcités, les pilotes de Rémoras et les officiers d’armement ouvrirent le feu avant d’être à portée.

Les orbes de guerre projetèrent des éclairs bleutés sur les nouveaux arrivants, vaporisant une dizaine de Rémoras plus imprudents que les autres. Mais leur attention demeurait fixée vers le sol et leurs ondes réfrigérantes dévastaient le paysage, congelant et abattant les majestueux pins noirs.

Tasia voulait se jeter dans la bataille, mais elle savait que ses efforts seraient vains. Elle ouvrit la radio.

« Amiral Willis, toute notre puissance de feu combinée ne fera aucun mal à quatre orbes de guerre. Mon officier tactique a évalué que la colonie D sera détruite dans l’heure qui suit si on ne l’évacue pas…

— Qu’est-ce qu’il y a, Tamblyn, transmit Fitzpatrick, pas assez de tripes pour un vrai combat ?

— Allez donc répéter ça aux colons qui forment des cibles faciles – ou dois-je leur apprendre que vous étiez trop occupé à jeter des boules de papier dans un ouragan ?

— Tamblyn, vous marquez un point, dit Willis. Amenez votre croiseur sur place, puis embarquez tout le monde. Vous les entasserez dans les couloirs s’il n’y a plus de place dans les soutes.

— Oui, M’ame ! »

Elle fit signe au lieutenant Ramirez, et ils accentuèrent leur angle de descente vers l’est, en amont des destructions.

Le Jupiter décocha une volée de jazers sur l’orbe le plus proche. Comme s’il était contrarié par cette interruption, la sphère de diamant tira un éclair bleuté qui érafla la coque tribord du vaisseau amiral et le rejeta hors de sa trajectoire.

Tasia ordonna à son officier des communications :

— Avertissez la colonie D, qu’ils sortent et nous attendent. Merdre, on aura juste le temps d’enfourner tout le monde.

Les orbes de guerre ravageaient l’étendue boisée comme autant de bulldozers cosmiques. Dans leur sillage ne subsistait plus un arbre, ni même un brin d’herbe.

La Manta de Tasia dépassa les sphères hydrogues, mettant cent kilomètres de forêt entre elles. Chaque minute les voyait réduire impitoyablement la distance. La colonie D était sur leur route.

Dans le village côtier, des scieries, des plates-formes de chargement et des baraquements recouvraient une zone dégagée, pointillée de souches coupées à ras de terre. La colonie s’étendait à mesure que les pins noirs étaient abattus, et de nouvelles installations étaient érigées pour transformer les arbres en produits exportables.

Les ouvriers avaient l’air de fourmis sur une plaque brûlante, les yeux levés avec appréhension vers le ciel. Certains observaient l’avancée des appareils hydrogues depuis les tours de surveillance des installations.

Aussitôt que le croiseur eut rejoint le lac de la colonie D, Tasia chercha un endroit où atterrir, mais n’aperçut aucune clairière suffisamment vaste. Les gens couraient, frénétiques, en faisant des signes au vaisseau, comme s’il pouvait les embarquer avant même d’avoir atterri.

— Les hydreux sont à soixante-dix klicks et approchent rapidement, indiqua Ramirez.

Tasia pointa un doigt vers les grands hangars d’entreposage.

— C’est le moment de faire un peu de rénovation urbaine. Rasez ce magasin vide, puis atterrissez sur les débris. Il faut seulement espérer qu’il ne reste personne à l’intérieur.

Une salve de jazer réduisit la structure en cendres et en esquilles, puis le croiseur descendit. Sa proue toucha le rivage, et l’eau froide du lac siffla contre la coque brûlante. Plusieurs milliers d’habitants se ruèrent en avant. Le sergent Zizu, à qui avait échu la fonction de chef de la sécurité, intervint :

— On doit mettre de l’ordre, Madame. Sinon, ils vont se piétiner les uns les autres.

Tasia regarda le chronomètre et vit qu’ils ne disposaient plus que d’une quarantaine de minutes.

— On n’a plus le luxe de procéder avec discipline, Zizu. (Les écoutilles des soutes s’étaient à peine ouvertes que les gens déferlaient à l’intérieur.) Lieutenant-colonel Brindle ! Faites sortir nos Rémoras des baies de poupe, de sorte que les réfugiés puissent remplir le pont d’envol. Ouvrez les cales s’il le faut. Chaque sas, chaque ouverture. Amenez tous ces gens à l’intérieur, pronto !

À l’horizon, une barrière de fumée et de vapeur gelée approchait, telle une gangrène.

« Amiral Willis, transmit Tasia, j’ai besoin de savoir si vous parvenez à les ralentir un peu. »

Le vaisseau amiral répondit en envoyant des images en temps réel des orbes de guerre, qui rasaient les étendues de pins noirs.

« L’un de nos croiseurs a été anéanti, et plus de deux cents Rémoras sont détruits ou hors de combat – jusqu’à présent. »

Tasia se sentit mal.

« Et les dégâts de l’ennemi ?

— Aucune égratignure, bon sang ! Heureusement que les hydreux sont moins intéressés par nous que par les plantations de bois. Que peuvent-ils bien avoir contre un bouquet d’arbres ? »

Une foule d’ouvriers s’entassait déjà à bord du croiseur de Tasia. Beaucoup étaient séparés de leur famille ou de leurs proches, mais ils pourraient régler le problème plus tard. Il restait moins de vingt minutes, d’après ses prévisions. Au-dehors, par-dessus les cris et les appels des colons, elle pouvait entendre les rugissements et les explosions des orbes de guerre qui approchaient.

Willis lança un nouvel appel.

« Commandant Tamblyn, où en est l’évacuation de la colonie D ?

— J’ai embarqué la plupart des réfugiés, mais ils remplissent le moindre recoin de ma Manta.

— Bon boulot, Tamblyn, émit Willis. Au moins, quelqu’un accomplit quelque chose d’utile. »

Manifestement, elle n’avait pas réalisé ce que Tasia avait déjà compris.

« M’ame, on peut mettre ces gens à l’abri, mais… regardez votre carte. Les hydrogues sont méthodiques. Ils dévastent le continent entier, centimètre par centimètre.

— Alors, sortez ces gens de là !

— Voilà où je veux en venir, Amiral. Je peux évacuer la plupart des réfugiés de la colonie D avant l’arrivée de l’ennemi, mais il y a quinze autres installations, c’est-à-dire cent mille personnes. Si les hydreux continuent, elles seront toutes en ligne de mire, prêtes à tomber comme des dominos. À moins d’utiliser toutes nos ressources – et je veux dire à 100 % – pour secourir les colons, ils subiront des pertes terribles. »

Étonnamment, Patrick Fitzpatrick vint à son secours.

« Je n’aime pas l’admettre, Amiral, mais Tamblyn a raison. (Sur l’écran, il paraissait hagard. Son croiseur avait été endommagé dans la bataille.) D’un point de vue politique, vous ne voudriez pas avoir commandé la mission qui a coûté le plus grand nombre de vies de toute l’histoire humaine. »

Les traits de Willis se tirèrent.

« Eh bien, on ne peut pas dire que l’on ait brillé contre les hydreux, en défense comme en attaque. »

Hors micro, Tasia demanda à son équipage :

— Indiquez-moi la situation. Tout le monde est à bord ?

— Il ne reste plus que quelques retardataires, commandant.

La ville du lac était en ruine. Des feux commençaient à crépiter dans les débris du magasin rasé par Tasia. Sur l’écran principal, elle aperçut quelques blessés et des corps piétinés.

— On sonne le dernier appel, puis on fiche le camp d’ici.

Derrière eux, les forêts s’abattaient comme les globes de diamant survolaient leurs cimes.

« Écoutez ! Que tous les vaisseaux rompent le combat, ordonna enfin Willis. Prenez les colons, et commencez l’évacuation générale de Passage-de-Boone. »

— Commandant Tamblyn, dit le sergent Zizu, on a sauvé environ deux mille quatre cents colons. On fera un compte précis plus tard, mais ça représente plus de 50 % de la colonie D.

Le cœur de Tasia manqua un battement. Seulement la moitié.

Voyant son expression, le chef de la sécurité ajouta :

— On ne pouvait espérer plus, compte tenu des circonstances. La plupart des équipes de travail sont de sortie en forêt ; ils n’ont pas pu revenir à temps.

Tasia regarda sur la carte le continent quasiment recouvert de forêts, qui s’achevait abruptement dans le vaste océan. Connaissant le tonnage du Jupiter et des autres croiseurs, elle fit un rapide calcul.

Les vaisseaux des FTD ne pourraient jamais contenir tous les réfugiés.

Une forêt d'étoiles
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