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NIRA KHALI

Nira laissait son regard errer de l’autre côté des clôtures du camp d’élevage de Dobro. Elle était condamnée à la solitude, bien qu’elle partage le sort de centaines d’autres cobayes humains. Les barrières n’avaient qu’un rôle symbolique ; elles marquaient les limites et servaient de repères aux capteurs, puisque les prisonniers n’avaient nulle part où aller en cas d’évasion.

Le camp était entouré de montagnes à l’est et de collines herbeuses à l’ouest, avec, au milieu, une morne vallée de lacs asséchés. Des arroyos creusés par de violentes averses striaient le sol, comme si la peau du monde s’était étirée trop vite, pour se rompre d’escarres suppurantes.

Depuis cinq ans qu’elle était prisonnière de l’Empire ildiran, Nira s’accrochait à sa volonté pour rester en vie malgré ce qu’elle endurait. Aucun gardien, aucun superviseur ne lui répondait, quand elle les suppliait de lui expliquer pourquoi ils lui faisaient subir cela.

Il était impossible que son amant, Jora’h, soit au courant de sa situation. Sur un simple ordre de lui, il aurait pu la délivrer, elle et tous les autres prisonniers. Nira doutait qu’il participe à un projet aussi atroce. Le Premier Attitré était trop gentil et bienveillant pour cela, elle le croyait de toute son âme. Savait-il seulement qu’elle était toujours en vie ? Pouvait-elle s’être à ce point méprise sur son compte ?

Nira ne le pensait pas. Sans méfiance, Jora’h avait été envoyé sur Theroc – manifestement dans l’intention de le mettre à l’écart, afin qu’il n’intervienne pas lors de son enlèvement. Le Mage Imperator avait dû conserver le secret vis-à-vis de son propre fils, alors même qu’elle portait l’enfant de ce dernier.

Udru’h, deuxième fils du Mage Imperator et Attitré de Dobro, se servait des humains du camp comme vivier de reproduction pour les expériences de l’Empire. Pour des raisons qu’elle ignorait, Udru’h considérait Nira comme l’élément le plus intéressant du groupe des prisonniers ; cela avait été la cause d’immenses souffrances pour elle.

Après qu’elle avait donné naissance à une magnifique petite fille nommée Osira’h – ma petite Princesse –, l’Attitré de Dobro l’avait gardée prisonnière afin de la faire engrosser encore et encore, comme une vulgaire poule pondeuse…

Agenouillée à la lisière du camp, elle piochait la terre ingrate à l’aide d’un petit outil autour des arbrisseaux difformes et des maigres fleurs qu’elle avait plantées. Elle passait ses instants de loisir à entretenir toutes les plantes qu’elle pouvait trouver, et les aidait à fleurir ; la plus petite parcelle de verdure suffisait à lui rappeler les luxuriantes forêts de Theroc. Bien qu’elle soit coupée des arbremondes et de l’esprit de la forêt consciente, Nira n’oubliait pas ses devoirs de prêtresse Verte.

Sa peau émeraude absorbait la lumière et la convertissait en énergie, mais le soleil de Dobro s’était avéré faible et peu nourrissant, comme s’il était contaminé par la sinistre histoire du lieu. Nira leva les yeux, afin d’estimer le temps qui lui restait avant le prochain changement d’équipe de terrassement.

Le camp d’élevage était une zone fermée comprenant un labyrinthe de baraquements, de maternités, de laboratoires d’expérimentation et d’immeubles d’habitation bondés. Les prisonniers vaquaient à leurs affaires, dans l’ignorance totale du monde extérieur. Certains discutaient entre eux ; un homme émacié riait même, comme s’il ne se rendait pas compte de son triste état. Des enfants – la progéniture naturelle autorisée des prisonniers – trouvaient à jouer même en un tel lieu. L’Attitré de Dobro tenait à avoir un renouvellement de descendants de pure race afin de conserver un cheptel varié et sain. Cependant, il semblait à Nira qu’en moins de deux siècles, il leur avait extirpé de l’esprit tout ce qu’il y avait d’humain.

Après cinq ans passés parmi eux, Nira était encore traitée comme une nouvelle venue excentrique et bizarre, une perturbatrice. Au moins avait-on cessé de scruter sa peau verte, différente de tout ce qu’ils avaient jamais vu. Mais ils ne pouvaient comprendre son attitude, pourquoi elle refusait d’accepter sa nouvelle vie.

Ces pauvres gens ne connaissaient rien de mieux.

Nira leva les yeux, comme les superviseurs ildirans rassemblaient une équipe d’ouvriers. Elle tâcha de rester discrète, dans l’espoir que les fonctionnaires ne la choisissent pas aujourd’hui. Elle avait les muscles solides, mais son esprit était las, après des années de travaux pénibles : taille de fossiles d’opalios, cueillette de baies d’épineux, creusement de fossés.

Les superviseurs finiraient comme toujours par lui attribuer une corvée, c’est pourquoi elle s’accrochait à chaque instant de liberté. Quant à ne pas obéir, cela inciterait les gardes à arracher ses plantations ; ils l’avaient déjà fait plusieurs fois. Elle trouverait d’autres moyens de résister, tant qu’elle le pourrait.

Lorsque Nira avait été enlevée, avant que l’Attitré de Dobro se rende compte qu’elle était enceinte, on l’avait emprisonnée seule, dans une cellule privée d’éclairage – la pire punition imaginable, pour un Ildiran accoutumé à un jour perpétuel. La claustrophobie induite par les ténèbres avait eu pour but de détruire le moral de Nira, peut-être même de la mener à la folie. Ce n’était pas sa santé mentale qui intéressait l’Attitré, mais sa fécondité.

Pendant des semaines, Nira avait frissonné de froid dans les ténèbres humides, la suppression du soleil empirant ses souffrances. Sous l’étincelante clarté d’Ildira, sa peau photosynthétique lui délivrait à chaque instant une énergie vitale. Toutefois, alors qu’elle était piégée dans l’obscurité, son métabolisme s’était adapté, en particulier son estomac. La Theronienne avait dû réapprendre à digérer la nourriture ordinaire. Elle s’était affaiblie et était tombée malade, mais son courage lui avait donné la force de ne pas capituler.

Finalement, l’Attitré avait relâché Nira afin de pratiquer des mesures et des analyses sur elle. Son visage mince et beau était semblable à celui de Jora’h, mais totalement dénué de compassion. Ses yeux étincelaient, dans l’attente des découvertes biologiques qu’elle pourrait lui apporter. Après avoir étudié les résultats des tests, il l’avait d’abord scrutée d’un air accusateur, puis avec ravissement.

« Tu es enceinte ! De Jora’h ? »

Au lieu de l’enfermer dans les baraquements de reproduction ou de l’incorporer aux équipes de travail comme les autres prisonniers humains, l’Attitré et les médecins l’avaient soignée méticuleusement. Ils l’avaient soumise à des prises de sang régulières et à d’innombrables examens douloureux ; ils s’assuraient ainsi qu’elle restait en bonne santé.

De son côté, Nira veillait à préserver ses forces physiques et mentales… mais pas pour les mêmes raisons.

L’accouchement de sa première fille s’était déroulé normalement. Dans le laboratoire, Nira avait observé à travers un voile de larmes l’Attitré de Dobro qui dévorait du regard le bébé en train de brailler, comme s’il s’apprêtait à le disséquer. La fillette mêlait les lignées d’une prêtresse Verte télépathe et du noble Premier Attitré. Udru’h l’avait nommée Osira’h, selon la phonétique traditionnelle des kiths ildirans. Mais en son for intérieur, Nira appelait sa fille « Princesse » : un nom chargé d’espérance, un nom de contes de fées comme ceux qu’elle avait lus à la forêt-monde.

Ainsi qu’il était d’usage, Udru’h avait laissé Nira conserver l’enfant les six premiers mois, le temps de l’allaitement, afin de lui garantir la meilleure santé possible. Nira s’était ainsi beaucoup attachée à sa fille, jusqu’au jour où Udru’h la lui avait retirée. Tous les hybrides réussis étaient séparés de leur mère.

Mais l’Attitré réservait un sort particulier à Osira’h. Ma Princesse.

Un véritable cauchemar avait commencé pour Nira.

Dès lors, quelles que soient sa résistance et ses prières, l’Attitré l’avait fait engrosser sans discontinuer, par des pères de différents kiths. Chaque défaite l’affaiblissait – mais elle refusait de se flétrir et de mourir. Elle était un brin d’herbe foulé aux pieds et battu par les intempéries, mais qui toujours se redressait. De sa vie elle n’avait imaginé une telle torture, pourtant elle parvenait à résister. Elle avait appris à s’évader par l’imagination dans un endroit plus agréable, quand cela devenait trop dur à supporter.

Les géniteurs ildirans ne la haïssaient pas : ils obéissaient aux ordres de l’Attitré. Ils faisaient partie d’un vaste plan dont ils ignoraient tout, au même titre qu’elle.

Contrairement à Osira’h, les hybrides auxquels elle avait donné naissance par la suite n’avaient pas été conçus dans l’amour. Nira, honteuse de ces accouplements forcés, avait essayé de ne pas s’attacher à ses enfants. Mais à force de les allaiter, de les garder, de scruter les traits de leur visage… la froideur qu’elle avait affectée avait disparu. Elle n’avait pas eu le cœur de repousser ces innocents juste parce qu’ils avaient été engendrés sous la contrainte.

Elle ne pouvait jamais garder auprès d’elle aucun de ses enfants. Chaque fois, les médecins finissaient par les lui arracher afin qu’ils grandissent dans la ville ildirane limitrophe, sous la surveillance d’équipes de formation.

Bientôt, les médecins estimeraient que Nira était suffisamment remise pour la réaffecter dans un groupe de travail. Lorsque sa courbe de fertilité aurait de nouveau atteint son apogée, les gardes la traîneraient dans un baraquement de reproduction, et la fécondation forcée recommencerait. Quatre fois déjà…

Tandis que le soleil orange de Dobro déclinait vers les nuages ternes à l’horizon, Nira s’éloigna des buissons frais et entretenus de son jardin pour aller s’occuper d’autres fleurs et d’arbustes. Des équipes ouvrières revenaient des collines et entraient en file indienne dans le camp. Des générations de captivité avaient fini par ôter leurs rêves aux humains ; jour après jour, ils manifestaient une endurance résignée qui ne semblait même pas dissimuler un sentiment de malheur.

Il s’agissait là du secret le plus ignominieux de l’Empire ildiran, mais aussi de la réponse au mystère du seul vaisseau-génération humain que l’on n’avait jamais retrouvé : les prisonniers étaient les descendants du Burton ; ils vivaient ici, dissimulés au reste de l’humanité, depuis près de deux siècles.

Il y avait déjà cinq ans que Nira les avait rejoints. Les prisonniers de Dobro n’avaient jamais vu de prêtre Vert, pas plus qu’ils n’avaient entendu parler de Theroc. Nira était une inconnue, une étrangère à la peau émeraude. La nuit, ou lors de conversations à voix basse dans les équipes ouvrières, elle parlait de son monde et des arbres conscients, ainsi que de la Ligue Hanséatique terrienne, en espérant être crue. La plupart des captifs la croyaient folle. D’autres, cependant, l’écoutaient avec une curiosité incrédule. Mais ils écoutaient, et Nira gardait espoir.

Parmi les enfants non désirés qu’elle avait portés, le premier avait pour père l’Attitré de Dobro lui-même, le deuxième, l’adar Kori’nh, et les deux derniers étaient issus de kiths encore différents. Bien qu’elle ait nourri chacun de ces enfants durant des mois, celui dont elle se souciait le plus demeurait Osira’h. Elle étreignit les fils de la clôture tandis qu’un vide froid creusait sa poitrine. Sa fille, sa Princesse, lui manquait tant… Les autres prisonniers ne comprenaient pas son supplice. Pour eux, les enfants hybrides appartenaient aux Ildirans, et on les leur enlevait toujours. Ils n’avaient jamais réfléchi plus avant.

Nira envoyait souvent des messages à la ville voisine, pour demander à voir Osira’h. L’Attitré de Dobro rejetait chaque fois sa requête, et refusait de répondre à ses questions. Non en raison d’une cruauté particulière, mais parce qu’il considérait que Nira n’avait plus rien à voir avec l’enfant. La prêtresse Verte avait d’autres tâches à accomplir.

Néanmoins, Udru’h avait bien saisi le potentiel de sa fille. Et cette seule pensée amenait un faible sourire sur le visage de Nira. Sa Princesse était davantage qu’une simple expérience d’hybridation. Elle était spéciale.

Une forêt d'étoiles
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