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DAVLIN LOTZE
Le digidisque recelait une mine d’informations. Margaret Colicos y avait sauvegardé toutes ses découvertes, c’est-à-dire la traduction d’innombrables hiéroglyphes klikiss.
Davlin augmenta la lumière de sa cabine à bord du Curiosité Avide. Rlinda Kett regardait par-dessus son épaule.
— Elle a déchiffré non seulement les équations, mais aussi la plupart des documents historiques inscrits sur les murs, indiqua-t-il en faisant défiler une nouvelle série de diagrammes, versions, théories et spéculations. Ils ont découvert quelque chose qui pourrait être une technologie klikiss fonctionnelle… Cette fenêtre de pierre que nous avons trouvée. Louis a découvert comment la faire marcher. (Il leva des yeux décidés vers elle.) Demain, nous retournons là-bas pour enquêter.
— C’est vous le spécialiste des indices cachés.
Rlinda avait extrait une bouteille de vin des soutes de son vaisseau. Elle dégusta son verre en soupirant d’aise à chaque gorgée afin qu’il sache à quel point c’était délicieux. Mais Davlin ne se souciait pas du vin, et ne comptait pas même s’arrêter pour déjeuner. Sa tâche était trop importante. Basil Wenceslas avait eu raison de l’envoyer.
Il fit défiler les fichiers jusqu’en bas.
— Tiens. Margaret avait synthétisé ses données afin de les envoyer par télien. Le prêtre Vert a été tué avant d’avoir pu transmettre le rapport.
— Vous pensez qu’il a été assassiné dans l’intention d’éviter que ces données sortent d’ici ?
— Le rapport ne laisse pas entendre que Margaret craignait pour sa vie. Celui qui a tué Louis Colicos et le prêtre, quel qu’il soit, l’a fait soudainement. Les robots klikiss et le comper ont disparu, ainsi que Margaret. Peut-être les robots les ont-ils attaqués ? Ou bien Margaret est-elle devenue folle furieuse à la suite d’une découverte ? Ou peut-être s’agit-il d’une intervention extérieure – par exemple, un escadron d’assassins ildirans – destinée à empêcher la Hanse d’accéder à la découverte en question ? À ce stade, toutes les possibilités sont envisageables.
Rlinda avala une longue gorgée de vin.
— Et vous cherchez à savoir ce que les Colicos ont découvert. Vous n’êtes pas inquiet à l’idée que nous aussi, nous pourrions être en danger ?
Ses yeux marron croisèrent le regard de la jeune femme.
— Je suis toujours inquiet.
L’aube pointait à peine lorsque Davlin mena une Rlinda titubante de sommeil au second site klikiss. Ils pénétrèrent dans la ville fantôme qu’ils avaient déjà explorée. Grâce aux renseignements du digidisque de Margaret, Davlin pouvait à présent étudier les indices d’un œil neuf et peut-être – enfin – trouver des réponses.
Il alla directement dans la grande salle qui abritait le trapèze de pierre nue. Il fixa l’empreinte de la main sanglante de Louis, puis les carreaux arborant des symboles qui entouraient la zone vierge d’inscriptions. Il se dirigea vers une alcôve latérale où se trouvaient d’étranges machines aux contours géométriques, ouvertes et en partie démantelées. Sur son écran portable, il afficha les notes de Margaret ainsi que les bribes de théories de son mari. Il pouvait presque entendre la vieille femme harceler Louis pour qu’il écrive lui-même ses rapports – et entendre ce dernier repousser la paperasse à plus tard, préférant bricoler et apprendre le fonctionnement des appareils…
— Alors, avez-vous découvert de quoi il retourne ? interrogea Rlinda. Ou ces données sont-elles trop obscures, même pour vous ?
— Louis croyait qu’il s’agissait d’un système de transport, un « transportail » capable de réaliser des sauts instantanés à travers des distances incommensurables. D’après les équations déchiffrées par Margaret, les machines klikiss ouvriraient un passage dans la trame de l’univers, créant un raccourci dont le paramètre de distance serait égal à zéro.
— Ça a l’air impossible. Tout comme la propulsion interstellaire ildirane, bien sûr… ou, j’imagine, comme l’existence d’êtres conscients vivant dans le noyau de géantes gazeuses.
Davlin considéra les centaines de carreaux qui encadraient le trapézoïde. Chacun d’eux portait un symbole particulier, comme un code de destination. Au cours du voyage vers Rheindic Co, Davlin avait mémorisé des rapports sur les sites archéologiques klikiss déjà connus. Des fenêtres de pierre se rencontraient dans presque toutes les cités en ruine, bien que leurs carreaux de coordonnées soient endommagés, en raison de l’usure du temps, ou peut-être même à cause d’actes de sabotage. Mais celle de Rheindic Co semblait parfaitement intacte.
Si le rapport était exact, les machines klikiss trouvées ici continuaient elles aussi de fonctionner, même après dix mille ans. L’équipe des Colicos les avait réactivées. Une source d’énergie aussi durable constituerait déjà une merveille pour les industries de la Hanse. Mais Davlin devinait qu’il ne s’agissait que du commencement.
Il vit le générateur que Louis avait adjoint au mécanisme. Celui-ci s’était mis en veille depuis longtemps, mais ce fut un jeu d’enfant de le remettre en route.
— On nous a mâché le travail. C’est toujours opérationnel…
La batterie bourdonna, et la machine klikiss se mit à vibrer doucement.
— Prenez garde à ce que vous faites, Davlin. On ne sait pas ce que vous pourriez endommager.
— Ou activer. (Il scruta le portail afin de vérifier si quelque chose s’était produit. Un frisson électrique remonta sa colonne vertébrale lorsqu’il constata la différence.) Regardez ! L’empreinte de main a disparu.
La pierre luisait légèrement. Elle était toujours d’un gris opaque, mais la tache de sang s’était évanouie. De surprise, Rlinda écarquilla les yeux.
— S’il s’agit bien d’un réseau de transport qui permet de voyager de planète en planète sans propulsion interstellaire, imaginez les implications ! Voilà qui pourrait mettre mon Curiosité Avide au rebut.
— Une telle découverte est un motif d’assassinat suffisant si quelqu’un désire empêcher son utilisation massive, fit remarquer Davlin. Par exemple les Vagabonds, afin de conserver le marché de l’ekti. (Il plissa les yeux.) Mais qui était au courant ? Puisque Margaret n’a pu envoyer son rapport, comment a-t-on pu apprendre ce qu’elle et Louis avaient découvert ?
— Les robots klikiss étaient là, releva Rlinda avec un coup d’œil nerveux derrière elle. Et s’ils avaient décidé que le secret de leurs créateurs ne devait jamais être divulgué ?
— Une hypothèse qui en vaut une autre. Si elle se révèle exacte, je suis content de ne pas bénéficier de la même « aide » que les Colicos.
Il toucha l’un des symboles de coordonnées, et le bourdonnement s’intensifia. La fenêtre de pierre frémit comme elle s’activait. Les éclairages que Rlinda avait disposés dans la pièce faiblirent. Alors, une image se précisa dans le cadre trapézoïdal, comme si une porte s’ouvrait.
— Incroyable, murmura Davlin. Peut-être Margaret est-elle passée… à travers.
Rlinda posa les mains sur ses larges hanches.
— Dois-je vous rappeler que l’on travaille ici à l’aveuglette – ou cela vous incite-t-il au contraire à continuer ?
Il l’ignora et s’approcha du mur vibrant. Prendre des risques faisait partie de son métier, et il n’avait jamais hésité à le faire. Il tendit l’index afin de sentir le champ de force.
— Je me demande comment…
Dès qu’il eut effleuré la surface, son cœur manqua un battement. Son esprit partit en vrille, comme s’il se séparait de son corps…
Il tomba à genoux sur un sol sablonneux, face à un mur effondré. La température avait chuté d’au moins trente degrés, et le ciel – il se trouvait à présent à ciel ouvert ! – était bleu lavande et parsemé de nuages d’altitude. Des ruines klikiss se dressaient autour de lui sur une plaine herbeuse. Elles surgissaient du sol telles des dents cariées.
Le souffle court, Davlin se redressa avec difficulté. Derrière lui se trouvait un transportail identique à celui de Rheindic Co. Il eut la brève vision du visage stupéfait de Rlinda Kett qui le contemplait, semblable à un mirage, à travers une distance inimaginable. Puis l’image se brouilla, et il ne subsista plus devant lui qu’un mur de pierre opaque.
— Incroyable…, dit Davlin pour lui-même.
La peur n’avait pas encore prise sur lui. Il ne pouvait se permettre ce genre de réaction avant d’avoir analysé cet événement. Il balaya du regard ce monde étranger. Il n’y avait personne, et un silence total régnait. Davlin n’avait aucune idée de l’endroit où il avait atterri.
Le transportail désormais refermé, il n’avait plus aucun moyen de revenir en arrière.