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LA REINE ESTARRA
Lorsque les applaudissements et les regards fascinés du public lui furent devenus insupportables, Estarra regagna en hâte les appartements royaux du Palais des Murmures. Là, elle pouvait être seule avec sa tristesse. Elle ne reverrait jamais le pauvre Beneto.
Depuis le jour du mariage, Estarra focalisait l’attention de chaque citoyen de la Ligue, qui admirait sa manière de marcher ou de s’habiller. Toute autre qu’elle se serait délectée de la situation. Mais Estarra avait l’impression de suffoquer, en particulier après les événements de Corvus. On ne lui laissait jamais un instant de répit, pas même pour pleurer son frère.
Nahton avait relayé au couple royal chaque étape de l’assaut de Corvus. Le prêtre de la cour avait difficilement surmonté sa propre terreur. Lorsqu’il avait décrit le spectacle d’horreur que son surgeon lui transmettait – l’anéantissement de Colonville, suivi par celui du bosquet d’arbremondes –, Peter avait tenu la main d’Estarra. La jeune femme avait écouté en pleurant les derniers mots de Beneto. Puis sa mort…
Les courtisans qui avaient exprimé leurs condoléances à Estarra n’avaient jamais connu son frère, et la plupart n’avaient même jamais entendu parler de Corvus. Cependant, l’immédiateté du rapport de Beneto avait renforcé l’indignation publique. Les hydrogues apparaissaient comme des chiens enragés.
Estarra imaginait les derniers instants de Beneto, qui étreignait avec courage son arbremonde et transmettait ses pensées… son âme… tandis que l’ennemi détruisait le bosquet sans défense, avant de partir en quête d’une nouvelle cible.
Elle était sensible aux marques sincères de sympathie du peuple. On lui envoyait des fleurs, des poèmes et des lettres ; des monuments funéraires étaient édifiés, non seulement pour le frère de la reine, mais aussi pour les colons innocents. De lointains spectateurs de cette guerre, les humains de Corvus étaient passés au rang de victimes.
Cette tragédie, si elle soulignait la situation désespérée de l’humanité, faisait aussi accepter le décret anti-naissances, si impopulaire à l’origine. En vérité, ils n’avaient plus le choix, et les citoyens se rendaient compte de ce que Peter avait enduré pour en arriver à une telle extrémité. Aujourd’hui plus que jamais, le peuple cherchait dans le couple royal soutien et réconfort.
La flotte de reconnaissance robotisée envoyée sur Golgen s’évanouit corps et biens. On ne reçut aucune transmission provenant de la géante gazeuse bombardée par les comètes, pas plus qu’on ne découvrit de débris dans les environs. Les vaisseaux furent considérés comme perdus.
La nouvelle n’étonna pas Peter.
— Des drones espions ont pris des images radar du système, dit OX. Après analyse, nos experts ont conclu que leur disparition est à l’évidence l’œuvre des hydrogues.
Peter avait rejoint le comper dans une antichambre, tel un monarque du Moyen Âge rencontrant ses conseillers. Chaque fois qu’il devait discuter de sujets sensibles, il testait d’abord ses arguments sur son Précepteur.
— C’est peut-être évident pour eux, rétorqua Peter. Pour ma part, j’ai toujours considéré qu’envoyer ces vaisseaux était une mauvaise idée, un risque inutile. Aujourd’hui, je vais devoir annoncer la mort d’une nouvelle série de martyrs : six personnes – ainsi que de gigantesques ressources militaires – disparues, sans profit aucun. (Il baissa la tête un instant tandis qu’il réfléchissait.) Je ne puis me défaire de soupçons tenaces. Cinq Mantas et un Mastodonte se sont mystérieusement évaporés. Et si la cause du fiasco de Golgen résultait des compers Soldats, non des hydrogues ?
— Je dispose sur ce sujet de données assez troublantes, répondit OX. Avant, une douzaine de robots klikiss stationnaient sur Terre, et restaient discrets. À l’occasion, ils offraient leurs services à nos installations industrielles.
— Oui, je sais cela.
— Depuis le démantèlement de Jorax, le nombre de robots klikiss s’est accru de façon spectaculaire. J’ai fait effectuer un contrôle par les caméras de surveillance. Bien que ces machines soient identiques, elles possèdent de subtiles différences, qui m’ont permis d’arriver à une estimation crédible. Il y a aujourd’hui sur Terre plusieurs centaines de robots klikiss, au lieu d’une douzaine habituellement.
Peter laissa paraître sa surprise.
— Comment est-ce possible ?
— Réparti sur le globe, leur nombre est trop insignifiant pour qu’un observateur conclue à une invasion. Toutefois, cette augmentation est frappante. Ils ne forment pas de groupes, et n’apparaissent qu’en des lieux éloignés les uns des autres.
— Tantôt, j’ai remarqué trois robots klikiss dans nos usines de compers.
— Il y en a beaucoup d’autres, Roi Peter. Mais je ne peux avancer d’hypothèses là-dessus. Ils surveillent nos installations industrielles mais se gardent de donner des conseils : ainsi, nous prenons nos propres décisions à partir de ce que nous avons appris. Eux se contentent d’observer.
— Ou d’attendre. Les compers d’origine ont été programmés pour aider les humains, comme adjoints ou compagnons. Peut-on en dire autant des modèles de Soldats dotés des modifications klikiss ? (Le rouge lui montait aux joues.) Et s’ils recelaient des sous-programmes secrets ? Les ingénieurs sont si excités qu’ils ne voient que ce qu’ils veulent. Tout comme Basil. Il est au fait de ces questions mais ne se soucie pas de connaître la vérité.
— Le président a pris la décision de ne pas ordonner une enquête pour le moment, répondit OX. Je ne dispose pas de données suffisantes pour calculer dans quelle mesure ces modifications pourraient affecter les interdits fondamentaux des compers. Il y a trop d’inconnues.
Peter se sentit très fatigué.
— OX, j’aimerais parfois qu’il existe des réponses simples, pour savoir exactement quoi faire.
Il savait que même s’il montrait des preuves à Basil, celui-ci n’en tiendrait aucun compte. Après la nouvelle de la destruction de Corvus, le président s’était aussitôt embarqué pour la base lunaire des Forces Terriennes afin de consulter ses conseillers militaires. Pour Peter, c’était le moment de saisir sa chance.
On l’avait laissé ici soi-disant pour s’occuper des affaires courantes de la Hanse, de sorte qu’il pouvait prendre des décisions sans contrordre du président. Les fonctionnaires ne remettraient jamais en question les instructions directes du roi. Il pouvait user de cela à son avantage, à condition de jouer finement.
Tout de suite, l’idée lui vint. Au moins pourrait-il accomplir quelque chose d’utile.