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RLINDA KETT
C’est tellement typique, songea Rlinda.
Chaque fois qu’un homme était dépassé par ce qu’il avait déclenché, il lui fallait empirer les choses en appuyant sur tous les boutons et en affirmant savoir « réparer tout ça ». Elle avait vu ses différents maris agir de la sorte maintes et maintes fois.
C’était bien le style d’un homme, de disparaître ainsi… même si cela ne se déroulait pas toujours d’une façon aussi mélodramatique. Elle avait aperçu la vibration sur le portail mural. Puis un ciel lavande au-dessus d’un paysage extraterrestre, qui luisait telle une projection à travers la surface trapézoïdale.
Ensuite, Davlin Lotze avait disparu.
Elle ne savait pas exactement ce qu’il avait fabriqué pour se faire happer par le transportail. Elle s’était précipitée en criant, mais avait été assez sage pour s’arrêter avant de percuter le champ de force. Si seulement Davlin avait montré autant de prudence… La jeune femme l’avait aperçu qui se tenait, stupéfait, sur ce monde lointain. Il s’était retourné pour la regarder. Puis la scène s’était évanouie, cédant de nouveau la place à la pierre.
Davlin parti, Rheindic Co retournait au silence. Rlinda croisa les bras sur sa poitrine et poussa un soupir.
— D’accord. Bon, et maintenant ?
Rlinda patienta quatre jours. La première nuit, elle dormit à l’intérieur de la ville fantôme, dans l’espoir d’entendre le bourdonnement des machines et que Davlin revienne de lui-même. Voilà qui m’étonnerait, songea-t-elle. Elle espérait qu’il n’attendait pas qu’elle pousse des boutons au hasard…
Seule désormais, elle dormait avec un pistolet à portée de main, à l’affût du moindre bruit de pas, du moindre grattement de griffe. Elle songeait au corps mutilé du prêtre Vert, aux pousses d’arbremondes déracinées, aux traces de sang de Louis Colicos. Rheindic Co semblait déserte, mais quelque chose les avait bien tués.
Lorsque Davlin ne revint pas et que rien d’inquiétant ne se produisit, les ruines commencèrent à ennuyer Rlinda. Ce n’était pas le genre de situation dans laquelle elle envisageait de se retrouver quand elle avait créé sa compagnie marchande, acheté cinq vaisseaux et embauché des capitaines…
De retour au Curiosité Avide, elle s’activa autour du camp jusqu’à ce qu’il n’y ait plus rien à faire. Elle disposait de suffisamment de provisions et de carburant pour partir à son gré, mais elle se refusait à abandonner Davlin. Et s’il revenait par le transportail, les bras chargés de merveilles, avec les réponses aux problèmes du président Wenceslas – pour s’apercevoir qu’elle avait fichu le camp ? Elle décida d’attendre.
Davlin avait été stupide de se fourrer dans de tels ennuis. Si seulement elle s’était montrée plus attentive durant les instants précédant sa disparition… Toutefois, elle n’avait pas l’intention de bricoler la machinerie extraterrestre afin de partir à sa recherche. Elle devait réfléchir avant de prendre une décision. Elle n’avait jamais été du genre à battre en retraite quand elle pouvait agir. Mais hélas, qu’y avait-il à faire, sur Rheindic Co ?
Elle se mit à s’apitoyer sur son sort, même si cela ne lui ressemblait guère. Six ans plus tôt, elle n’aurait pu imaginer tomber si bas. Cela lui aurait paru invraisemblable, à moins de croire à ces âneries de « caprices du destin ». D’abord, les pirates de Rand Sorengaard avaient détruit le Grandes Espérances, puis la quasi-totalité de ses vaisseaux avaient été réquisitionnés par les Forces Terriennes de Défense. Il ne restait plus à Rlinda que son Curiosité Avide.
Peut-être devrait-elle faire la part du feu et s’installer ici. Personne pour l’ennuyer… ou lui tenir compagnie. L’affaire n’était pas si avantageuse, finalement.
Elle se rendit à la coquerie afin de passer les provisions en revue. L’essentiel se composait de rations qui ne prenaient en compte que la valeur nutritive, non les qualités gustatives des aliments. Elle ouvrit les paquets, puis fit un saut dans sa soute personnelle où elle prit du chocolat noir et une bouteille de son vin préféré. Elle se concocta un dîner de spécialités agrémentées d’épices : un gaspillage insensé, mais elle était décidée à faire une folie. Elle ajouta une goutte de vin à la sauce qui accommodait sa viande d’agneau. Des pâtes au pesto, des champignons au beurre… et, comme dessert, une pâtisserie croustillante au miel et aux noix, qui se marierait parfaitement avec le chocolat.
Rlinda dressa une petite table au-dehors, avec une nappe et un fauteuil. Elle se versa un verre de vin de Nouveau Portugal, sans se soucier de la pagaille qu’elle avait laissée dans la coquerie ; elle la nettoierait plus tard. À moins d’un événement inopiné, elle aurait tout le temps pour cela. Elle s’assit, ferma les yeux et huma les délicieux arômes qui s’élevaient. Si quelque monstre rôdait dans les environs, l’odeur de sa cuisine le débusquerait certainement.
Elle goûta chacun des plats, y compris le dessert, et se félicita de ses prouesses culinaires. Puis elle dégusta son repas.
— Prenez tout votre temps, Davlin, lança-t-elle dans le paysage désert. Je vous attends ici.
Elle but une gorgée de vin et se cala dans son fauteuil afin de contempler le magnifique coucher de soleil.