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SAREIN
Une cinquantaine de prêtres Verts étaient réunis dans la clairière, au sein de l’épaisse forêt d’arbremondes. Bien qu’ils puissent obtenir n’importe quelle information via le réseau végétal, ils écoutaient sagement.
Sarein ne rencontrerait pas de meilleure occasion.
Elle avait troqué ses vêtements à la mode de la Terre contre des étoffes traditionnelles, et s’était enveloppée dans la cape cérémonielle que la vieille Otema lui avait donnée avant son départ pour sa mission fatale sur Ildira. Sarein inspira profondément et se plaça auprès de son frère Reynald, prête à faire valoir ses meilleurs arguments. Aujourd’hui, peut-être, parviendrait-elle enfin à faire changer son monde arriéré.
Sarein trouvait Reynald imposant. Son gilet en soie était pailleté de carapaces étincelantes et d’ailes de lucanes. Son visage était avenant, son allure pleine d’autorité. Excellent, songea-t-elle, et sa pensée reflétait tout aussi bien son point de vue d’ambassadrice que de sœur.
Il joignit les mains et s’exprima sans manières exagérées :
— La forêt-monde possède des considérations, des besoins et des desseins qui lui sont propres. En tant que Père du peuple theronien, je m’exprime au nom des prêtres Verts, sans toutefois les commander. Néanmoins, je puis vous donner mon avis sur ce que je crois être bon.
Sarein était sensible au fait qu’il se considérait comme une figure paternelle et amicale pour son peuple, non comme un gouvernant subtil mais distant à l’instar de Basil, ou préfabriqué à l’exemple du roi Peter. Par la suite, cela pourrait être amené à changer : Reynald ne régnait que depuis peu.
Il sourit à Sarein.
— Ma sœur a une requête à vous soumettre. Elle comprend Theroc, mais, en tant qu’ambassadrice de la Ligue Hanséatique terrienne, elle a une vision plus large du Bras spiral. S’il vous plaît, écoutez-la, puis faites-vous votre opinion.
Les prêtres Verts se tournèrent vers elle, l’air intéressé bien que leur regard demeure indéchiffrable.
— Depuis la découverte du télien par la première génération de colons, nous savons quel atout représentent les prêtres Verts pour la civilisation humaine, dit-elle, afin de leur rappeler ce qui la liait à Theroc. Voilà de nombreuses années que la Hanse réclame des volontaires afin de faciliter les communications ainsi que le commerce.
— Nous avons fourni beaucoup de prêtres, fit remarquer Yarrod, le frère de Mère Alexa – qui lui-même n’avait jamais mis un pied hors du monde forestier. Chaque fois que l’on envoie un prêtre, la Hanse en réclame cinq de plus.
Elle répondit avec une familiarité étudiée :
— Je ne suis pas ici pour en débattre, oncle Yarrod. Sans aucun doute, la Hanse pourrait faire davantage de bénéfices avec plus de prêtres Verts. Mais elle a toujours respecté nos prises de position, sans nous forcer la main…
— À contrecœur, compléta Yarrod.
Il jeta un coup d’œil à Rossia. Le prêtre excentrique se tenait en surplomb, près d’un arbremonde massif ; la conversation semblait le laisser indifférent. Sarein regarda Reynald d’un air faussement complice.
— Bien sûr, à contrecœur : si l’on avait coopéré, ils auraient gagné beaucoup plus d’argent. (Puis elle redevint sérieuse et se plaça face aux prêtres Verts.) Aujourd’hui, leur requête ne concerne plus les seuls profits. Les hydrogues ont attaqué les mondes humains et ildirans. Les Forces Terriennes ont multiplié leurs efforts pour nous protéger, mais leurs divisions éparpillées ne peuvent communiquer efficacement entre elles. Les commandants de la flotte reçoivent trop tard les rapports des unités sur le terrain. Vous pouvez changer cela. (En un instant, son expression se raffermit – un truc qu’elle avait appris de Basil.) Si les hydrogues devaient s’en prendre à Theroc, nous serions aussi vulnérables que n’importe quelle autre colonie. Vous savez que les FTD viendraient tout de même nous défendre, même si vous refusez de les aider.
Mal à l’aise, les prêtres murmurèrent.
— Écoutez-moi. Le télien permettrait aux FTD de garder un œil sur les colonies. Les vaisseaux pourraient surveiller en continu les déplacements des hydrogues. Grâce aux appels de détresse envoyés en temps réel, les sauveteurs arriveraient des jours ou des semaines plus tôt, peut-être à temps pour sauver des vies. (Elle les embrassa du regard.) Réveillez-vous, rejoignez la race humaine ! Nous sommes tous en guerre contre les hydrogues. Chacun de nous.
Yarrod regarda ses pairs, mais ceux-ci restèrent silencieux, le laissant être leur porte-parole.
— Nous savons que tu fais ton devoir au mieux, Sarein – tout comme nous. (Son visage fier ne laissait filtrer aucun autre sentiment.) Cependant, seuls les prêtres comprennent les désirs inconscients de la forêt-monde. Nous ne sommes pas libres de faire tout ce que nous souhaitons.
Sarein le défia :
— Avez-vous demandé aux arbremondes ce que vous devez faire, mon oncle ? Quelqu’un parmi vous s’est-il seulement donné cette peine ?
Rossia s’était assis à part, sur un amas de fougères au pied d’un arbremonde.
— Bien sûr que les arbres veulent que nous aidions à combattre les hydrogues, s’exclama-t-il. La survie de la forêt-monde et de la prêtrise est en jeu. (Son sourire s’élargit, dévoilant ses gencives vert foncé.) Beneto, le frère de Sarein qui réside sur Corvus, a récemment posé une question importante. Quelqu’un parmi vous y a-t-il prêté attention ? Peut-être devriez-vous tous entendre la réponse par vous-mêmes, par télien. Cela vous donnerait un nouveau point de vue, ajouta-t-il en remuant afin de dégourdir sa jambe mutilée.
Faisant confiance à son instinct, Sarein les tança :
— Oui, allez-y ! Il y a des arbres autour de nous, demandez-leur. Je me rangerai à leur décision.
Yarrod et les prêtres réticents s’égaillèrent, touchèrent les troncs et fermèrent les yeux.
Sarein avait appris la patience, mais l’angoisse la faisait bouillir intérieurement. Reynald l’observait d’un air étrange. Ni l’un ni l’autre n’avait prévu cela. Apparemment, la forêt-monde détenait des informations qu’ils ignoraient.
Enfin, Yarrod rompit le télien et se tourna vers elle. Des larmes coulaient le long des rides de son visage tatoué. Les prêtres discutaient entre eux, stupéfaits et horrifiés.
— Rossia a raison, déclara Yarrod. Dans l’intention de nous protéger, les arbres ont gardé pour eux une information. Cette guerre est bien plus vaste, bien plus ancienne que le simple fait de se venger d’Oncier. Les hydrogues veulent détruire l’espèce humaine, la forêt-monde… tout.
Parmi les prêtres, le choc le disputait à l’épouvante. Yarrod releva la tête et s’adressa directement à Sarein :
— Oui, nous allons contribuer à l’effort de guerre.