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ANTON COLICOS
Anton aurait pu résider des années à Mijistra, à échanger mythes et légendes avec le remémorant Vao’sh. Plus que jamais, il comprenait pourquoi ses parents étaient aussi fascinés par les civilisations disparues. Ceux-ci s’occupaient de reliques et d’ossements ; Anton, lui, revivait l’Histoire à travers les contes. Chaque fragment de La Saga des Sept Soleils lui apportait de nouvelles perspectives, ainsi qu’un plaisir sans pareil.
Puis Vao’sh lui offrit une chance plus grande encore.
— Le Mage Imperator m’a choisi pour aller sur Maratha une saison complète – diurne et nocturne. (Le respect fit trembler sa voix lorsqu’il prononça le nom de la planète.) Avez-vous entendu parler de cette scission ? C’est l’une des plus magnifiques !
À présent qu’Anton était capable d’interpréter les variations de couleur sur les lobes faciaux de l’historien, il y lisait une joie et une fierté sincères.
— Je veux que vous veniez avec moi, remémorant Anton. Ensemble, nous offrirons des spectacles exceptionnels. C’est un grand honneur que celui d’avoir été choisis.
Décontenancé, Anton répondit :
— Mais… je suis venu sur Ildira étudier votre Saga. Je veux dire, je suis certain que votre colonie est agréable, mais…
L’allégresse de Vao’sh ne faiblit pas.
— Notre fonction principale est de raconter des histoires, n’est-ce pas ? Les remémorants ne doivent pas se laisser aller à devenir aussi mornes et poussiéreux que l’Histoire qu’ils sont censés préserver. (Il prit le bras de son collègue.) Nous sommes invités à rester la saison entière, jusqu’à la fin de la nuit ; c’est là qu’on aura le plus besoin de nous. Vous aurez tout le temps d’étudier La Saga et, mieux encore, ses effets sur les Ildirans. Mon peuple aura également la chance d’entendre quelques-unes des légendes humaines.
Anton médita la chose. Il avait là l’occasion de visiter une nouvelle planète et de ressentir comment l’on vivait au sein d’une scission, tout en continuant à étudier la grandiose saga ildirane. Comment aurait-il pu refuser ?
— C’est d’accord, Vao’sh. On dirait que je vais en profiter sur tous les plans.
Maratha était une planète brûlante, où la journée durait onze mois standard ; il n’y avait ni nuage ni relief. Elle offrait une apparence désolée et inhospitalière aux yeux d’Anton, mais Vao’sh lui assura que les Ildirans la considéraient comme un lieu de vacances fabuleux.
Stabilisée en rotation synchrone avec sa grande lune, Maratha comptait une journée presque aussi longue qu’une année. Elle orbitait autour d’un soleil jaune, à la limite inférieure de la zone d’habitabilité.
— La température avoisine soixante-cinq de vos degrés Celsius, indiqua Vao’sh. Le crépuscule dure des semaines, avant que la planète se refroidisse à mesure que s’étend l’obscurité.
Dubitatif, Anton scrutait le morne paysage à travers le hublot de la navette.
— Il n’y a pas beaucoup de, euh… verdure.
— Courage, remémorant Colicos ! La cité sous dômes de Maratha Prime dispose de tous les agréments imaginables.
Au début de la saison diurne, des nobles, des ministres, des officiers supérieurs de la Marine Solaire, des lentils et d’autres vacanciers de haut rang avaient afflué à bord du long-courrier en provenance d’Ildira. La pénurie d’ekti limitait l’acheminement des clients et des provisions à un seul vaisseau pour toute la saison. Ces privilégiés resteraient sur Maratha onze mois sous la brillante lumière du jour, car il n’y aurait pas d’autre engin de transport avant la fin de la période.
— Pendant la nuit, une équipe réduite au strict minimum reste afin d’assurer la maintenance des dômes. Vous et moi les accompagnerons. Ce sont de braves gens, qui forment une toute petite scission. Ils maintiennent Maratha Prime en état jusqu’au début de la saison diurne suivante, beaucoup plus tard, lorsqu’ils reçoivent un nouvel afflux de passagers… comme nous, dit-il en embrassant d’un geste les plaisanciers qui attendaient de quitter la navette.
— S’il reste suffisamment d’ekti pour affréter un autre vaisseau, fit remarquer Anton.
À l’origine, quand les Ildirans s’étaient rendu compte que l’ensoleillement annuel de Maratha constituait une bénédiction pour leur espèce phobique de l’obscurité, ils avaient envoyé une scission de bâtisseurs. Ceux-ci avaient posé les fondations de la station de vacances géante au centre d’un des continents. Il avait fallu une décennie pour l’achever ; on évacuait les équipes sur Comptor, la scission la plus proche, à chaque cycle nocturne. Depuis son ouverture en fanfare, trois siècles plus tôt, Maratha Prime restait extrêmement populaire parmi les kiths de haute extraction.
— Bientôt, Maratha sera habitée tout au long de l’année, enchaîna Vao’sh. En ce moment, sur la face obscure, un groupe de robots klikiss achève de construire une ville sous dômes aux antipodes de Prime. Une fois achevée, Maratha Seconda saluera l’aurore lorsque Prime s’enfoncera dans la nuit. Les vacanciers se feront transférer dans l’autre cité pendant le crépuscule, et bénéficieront ainsi d’une demi-année de soleil supplémentaire. Ce sera parfait.
— J’ai bien fait de prendre mon masque pour dormir, moi…
Comme la navette approchait, Anton put voir la radieuse cité, qui évoquait un terrarium transparent abritant une construction de conte de fées. Une lumière éblouissante nimbait les bulles protectrices.
Vao’sh posa gentiment la main sur la manche d’Anton.
— Vous et moi allons divertir ces joyeux convives. C’est la vocation première de tout remémorant. Nous préservons les histoires, certes – mais, plus que tout, nous devons les raconter. C’est ainsi que nous gardons l’épopée vivante pour tous ceux qui l’écoutent. Sur Maratha, nous aurons un auditoire très réceptif.
Anton opina du chef tandis que la navette appontait sur un dôme démesuré.
— Mes collègues du département d’Études épiques à l’université consacrent trop de temps à rédiger des travaux – articles de journaux, références obscures, textes à prétention littéraire – qui les gonflent de leur propre importance. Ils oublient qu’au fond, ils étudient des histoires et du spectacle. Et que s’ils ne trouvent pas de public, c’est qu’ils échouent dans leur travail.
— J’ai l’impression que vous avez déjà vécu cette discussion par le passé, mon ami. Est-ce que cela vous tracasse ? s’informa Vao’sh.
— Mes camarades n’acceptent pas que l’on ait un vrai public, répondit Anton. J’ai l’impression d’être un troubadour envoyé pour chanter devant des rois et des paysans, ajouta-t-il en regardant la foule aux habits multicolores.
À l’extérieur, des Ildirans portant combinaison argentée et lunettes solaires protubérantes en pellifiltre vaquaient sous la lumière crue ; d’autres affluaient sous les dômes grâce à des galeries transparentes. Lorsque les portes de la navette s’ouvrirent, une vague de chaleur obligea Anton à ajuster les pellifiltres sur ses yeux.
— Il y a encore plus de lumière que sur Ildira !
— Vous vous y habituerez. Cela pourrait même vous amuser.
— Je vais surtout attraper un coup de soleil. (Il suivit Vao’sh. Il se sentait prêt à impressionner les vacanciers, aussi bien que son mentor.) Mais ne vous en faites pas. J’ai bien l’intention de m’amuser.