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PÈRE REYNALD

Après avoir détruit toute vie sur Corvus, les hydrogues mirent moins de deux semaines pour trouver Theroc. Là-bas, personne n’était préparé à une attaque.

Entouré d’une foule enthousiaste, Père Reynald s’était juché sur une confortable plate-forme au sommet de la canopée afin de célébrer le Festival des Papillons. Une fois l’an, des millions de chrysalides éclosaient en même temps. Les pseudo-papillons déchiraient leur cocon, défroissaient leurs délicates ailes couleur d’améthyste et de saphir, puis prenaient leur envol, le temps d’une unique et glorieuse journée.

La floraison de dizaines d’espèces d’épiphytes coïncidait avec cette éclosion massive ; les plantes grimpantes tâchaient de se faire polliniser, et leurs parfums enivrants emplissaient l’air. Des oiseaux de proie descendaient en piqué pour s’offrir un festin des premiers essaims de papillons.

De nombreux Theroniens s’étaient postés sur les frondaisons afin de profiter du spectacle. Des danseurs-des-arbres sautaient d’une branche à l’autre. Leurs pirouettes composaient une interprétation émouvante du premier et dernier vol des papillons. Les enfants, sûrs de leur équilibre, s’amusaient à courir pieds nus dans les hauteurs et à attraper les insectes.

Les prêtres Verts observaient chaque détail de la scène, puis la restituaient aux arbremondes en fonction de leur point de vue. Les grands-parents de Reynald étaient assis côte à côte sur une plate-forme voisine et improvisaient des mélodies sur les instruments qu’ils avaient fabriqués…

C’est alors que les hydrogues arrivèrent.

Bien qu’il ne soit pas connecté par télien, Reynald sentit la forêt-monde frémir d’un bout à l’autre de la planète. Alarmés, les prêtres Verts levèrent les yeux – et leur bouche béa d’incrédulité comme des orbes de guerre fendaient les cieux. Volant bas, les sphères à coque de diamant évoquaient des prédateurs cernant leur proie.

Reynald réagit avec célérité, criant par-dessus le brouhaha des spectateurs effrayés :

— Que chacun regagne le sol et trouve un abri !

Alexa regarda le seul fils qui lui restait et se leva d’instinct, comme si elle avait toujours obéi à ses ordres. Elle poussa un groupe d’enfants en direction d’un monte-charge :

— Venez ! Il faut écouter Père Reynald.

Uthair baissa la voix pour demander :

— Est-ce que cela sert à quelque chose, quand on sait de quoi sont capables les hydrogues ?

Reynald bomba le torse. En cet instant, il faisait honneur à son titre.

— Theroc possède plus d’arbremondes que partout ailleurs dans le Bras spiral. Prions pour que la forêt-monde, par son intelligence et sa puissance, nous offre une protection. Au bas de la canopée, peut-être certains d’entre nous survivront-ils.

Lia prit son mari par le bras.

— Viens, rester ici n’amènera rien de bon.

Les gens qui s’étaient massés pour le festival redescendirent le long des rameaux et des troncs écailleux par leurs propres moyens.

Un nouveau frisson, d’effroi et d’attente mêlés, parcourut la forêt-monde. Les branches bruissèrent, tel un signal de défense. Les prêtres Verts étreignirent les ramures comme pour y puiser de l’assurance.

— Père Reynald, des hydrogues sont apparus au-dessus de tous les continents. C’est une attaque générale.

Reynald agrippa le prêtre le plus proche de lui.

— Contactez Nahton au Palais des Murmures, et demandez ma sœur Estarra… ou Sarein ! Qu’elles informent le roi que nous avons besoin de vaisseaux aussitôt que possible. Contactez Rossia et Yarrod, dans la flotte des FTD. Rappelez-les sur Theroc immédiatement. (Il battit des paupières tandis qu’il cherchait désespérément d’autres possibilités.) Et les Vagabonds ! Envoyez-leur un message. Voyez s’ils peuvent nous offrir de l’aide. Est-ce que… Avons-nous des prêtres Verts dans l’Empire ildiran ?

— Nous envoyons des appels partout… mais aucune aide ne pourra arriver à temps, gémit le prêtre alors qu’un trio d’orbes de guerre les survolait, leurs vibrations indiquant qu’ils accumulaient de l’énergie.

Les arbres semblèrent se cabrer telles des bêtes rétives tandis qu’elles enfonçaient leurs racines sensitives dans le sol, s’ancrant pour se préparer au choc.

Les papillons éphémères voletaient çà et là ; ils se gorgeaient du nectar des épiphytes, inconscients du danger qui planait dans les cieux.

Reynald observa l’évacuation en cours. La plupart des spectateurs avaient regagné le sol, sous l’enchevêtrement des frondaisons. Il espérait qu’ils y trouveraient un abri… tout en sachant fort bien que Theroc ne recelait aucune défense digne de ce nom contre un ennemi de cette envergure. Personne n’en avait. En tant que Père de Theroc, Reynald verrait l’attaque de ses propres yeux.

L’extermination débuta. Des éclairs bleutés et des ondes réfrigérantes balayèrent la forêt-monde comme autant de coups de faux d’un moissonneur géant.

De douleur, les prêtres Verts se mirent à hurler.

— Dites-moi ce que vous voyez sur les autres continents, commanda Reynald, et les deux prêtres puisèrent des images relayées par les spectateurs innocents de la bataille qui faisait rage tout autour de la planète. Décrivez-moi ce qui se passe sur mon monde.

 

Au village forestier situé sur la rive des Lacs Miroirs, les habitants fuyaient leurs vermitières suspendues. La soif de destruction des hydrogues semblait inextinguible. Des vagues de brouillard réfrigérant s’étalaient ; à chacune de leurs caresses, le froid extirpait la vie des frondaisons, ne laissant que des amas craquelés par le gel. Les éclairs bleutés carbonisaient les troncs les plus épais. Les arbremondes eux-mêmes ne pouvaient puiser assez de force de la terre.

Almari, la jeune prêtresse qui s’était naguère proposée en mariage à Reynald quand celui-ci avait visité son village, regarda avec horreur les hydrogues arriver au-dessus des paisibles lacs. Elle toucha l’écorce d’un arbre à sa portée, invoquant un moyen de défense, quel qu’il soit. En vain : la forêt n’avait aucune protection à lui offrir.

Les vermitières devinrent des pièges mortels lorsque les hydrogues les enrobèrent de glace, enkystant les victimes à l’intérieur des alvéoles. Dans leur fuite éperdue, de nombreux villageois chutèrent des hauteurs. D’autres s’enfoncèrent plus profondément dans la forêt en piétinant les sous-bois.

Almari, quant à elle, restait sur la rive opposée.

Les ondes réfrigérantes frappèrent en premier ; puis les boules d’énergie firent exploser les troncs congelés. Les vermitières s’effondrèrent sur le sol, où elles éclatèrent en poussière blanche. Paralysée d’horreur, Almari vit le lac circulaire se transformer en glace. Les hydrogues progressaient dans sa direction. Bientôt, il ne resta plus de la jeune femme qu’une statue de glace qui arborait une expression de désespoir et d’incrédulité.

 

De l’autre côté du continent, au récif de fongus, les arbres rapprochèrent leurs frondaisons dans une posture de défense. Leurs épaisses branches s’entrelacèrent jusqu’à former une barricade contre l’attaque venue du ciel. Le premier impact fit trembler les troncs massifs, mais ceux-ci tinrent bon.

Couvrant ses yeux de la main, Reynald aperçut une sphère de diamant qui flottait juste au-dessus des cimes, racornissant la canopée de son brouillard réfrigérant. Il interpella les deux prêtres Verts à ses côtés :

— Il faut que les arbres nous aident ! Sinon, nous allons tous mourir !

L’un d’eux ferma les yeux et mêla de nouveau son esprit à celui de la forêt.

— Les arbres ne sont pas prêts pour cette bataille…

La forêt-monde avait peut-être abandonné tout espoir, mais Reynald, lui, ne l’accepterait jamais.

— Aucun de nous ne l’est, mais nous devons tout de même lutter. La vie a vocation de protéger la vie. Voilà des siècles que nous parlons aux arbres, que nous lisons pour eux ; ils devraient avoir appris à nous connaître.

Les prêtres Verts se concentrèrent. Ensemble, ils invoquèrent la force emmagasinée au plus profond des racines, afin qu’elle se diffuse dans les troncs et les feuilles. Reynald pouvait voir leurs tendons saillir sous l’effort et leur visage grimacer comme ils exhortaient la forêt-monde à résister.

Tandis que l’orbe de guerre tout proche poursuivait son œuvre, Reynald vit la forêt remuer juste en dessous. Là où le gel avait fendu les troncs massifs, un véritable raz-de-marée vert déferla. Des dépouilles tordues et noircies surgirent des feuillages vivaces.

L’explosion végétale produisait l’effet d’un film en accéléré, cicatrisant en un instant la blessure infligée par l’hydrogue. Comme par défi, elle tâchait de suivre le rythme de destruction.

L’orbe de guerre passa sans se préoccuper du phénomène.

Reynald aurait volontiers poussé des vivats. Galvanisé par cette manifestation de force vitale qui rallumait une lueur d’espoir, il encouragea les prêtres Verts à persévérer dans cette voie. Mais ceux-ci semblaient si épuisés qu’ils peinaient à rester debout.

— Cela ne suffira pas. On ne peut pas continuer…

Reynald se tourna vers la partie la plus dense et la plus verdoyante de la forêt, momentanément préservée. Comme si elle concentrait l’énergie végétale drainée par des milliards de feuilles, une partie des arbres se replia sur elle-même et forma un énorme tumulus, un abri fortifié aux branches entortillées et aux racines profondément ancrées dans le sol. Le vacarme des arbres qui basculaient roula jusqu’aux cieux. Reynald se demanda si la forêt-monde se préparait au pire en protégeant ainsi une petite partie d’elle-même. Le bois des branches emboîtées paraissait aussi dur que l’acier. Les arbres avaient-ils déjà renoncé ? Et comment ce minuscule refuge pouvait-il protéger quiconque ?

Les orbes de guerre se succédaient et frappaient encore et encore, sans autre plan que celui de détruire la forêt-monde tout entière. De vastes étendues étaient d’ores et déjà anéanties. Tant d’arbres, tant de vies… D’autres portions du paysage s’atrophiaient.

Reynald voyait que cela empirait de seconde en seconde. De son poste surélevé, il se sentait vulnérable, mais il savait qu’au sol les Theroniens périssaient aussi rapidement que ceux qui se trouvaient dans les cimes. Partout sur le continent, les arbres et la faune étaient exterminés, des millions de gens massacrés.

Ni lui ni la forêt ne pouvaient rien faire pour se défendre.

Une forêt d'étoiles
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