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RLINDA KETT
Le cycle diurne de Rheindic Co comptait deux heures de plus que celui de la Terre, mais Rlinda mangeait et dormait en fonction de l’horloge du Curiosité Avide. En tant que marchande voyageant de planète en planète, elle avait décidé des années auparavant de ne plus s’adapter à aucun décalage horaire local. Les planètes pouvaient bien continuer à tourner à leur rythme ; Rlinda conservait le sien propre.
Davlin Lotze, en revanche, ne semblait calé sur aucun rythme. Il travaillait sans relâche, toujours concentré, ignorant la chaleur du jour et la froidure qui s’abattait la nuit sur le désert ; il étudiait et analysait jusqu’à ce que l’épuisement l’assomme – souvent dans la ville fantôme, où il recherchait des indices.
Généralement, Rlinda l’accompagnait. En principe, elle avait rempli sa tâche en l’amenant sur ce monde, mais elle supposait qu’il finirait la sienne plus vite avec son assistance. De cette façon, ils reviendraient sur Terre plus tôt, et Rlinda pourrait être payée. Ainsi, elle lui tenait compagnie… qu’il le veuille ou non.
Tous deux avaient reconstruit l’échafaudage abattu à l’endroit où ils avaient trouvé le corps de Louis Colicos. Rlinda grimpait les degrés métalliques en haletant, mais elle se disait qu’un peu d’exercice ne lui ferait pas de mal. Pendant que Davlin utilisait ses instruments d’analyse, elle se chargeait de tâches pratiques, comme de monter des panneaux lumineux et des ventilateurs. Elle préparait également les repas, bien que Davlin semble incapable de faire la moindre différence entre ses plats gastronomiques et des rations préemballées.
À l’intérieur de la salle où Louis était mort, Davlin venait de prélever un échantillon de sang séché sur la fenêtre de pierre trapézoïdale, qu’il glissa dans un pad d’analyse. Ils avaient fourré les deux corps qu’ils avaient découverts dans des cryosacs qu’ils avaient entreposés dans le Curiosité. Ils n’avaient trouvé aucun signe de la présence de Margaret Colicos, du comper ou des robots klikiss.
Tandis que Davlin attendait les résultats de son pad, Rlinda entama la conversation.
— Alors, qu’est-ce qui vous a poussé à devenir un espion ? Une série de circonstances malheureuses, ou un rêve d’enfance ? Qu’en pense votre mère ?
— Je préfère me présenter comme un spécialiste des indices cachés, non comme un espion. Le président Wenceslas sait que je peux trouver des réponses quand les méthodes ordinaires échouent. Sauf quand il n’y a rien à trouver, comme sur Crenna.
— La Hanse dispose-t-elle d’un « Bureau des Indices cachés », ou bien êtes-vous un autodidacte ?
Il lui retourna un regard dépourvu d’expression.
— Si vous croyez vraiment que je suis un espion, qu’est-ce qui vous fait penser que je vais vous raconter ma vie ?
— Parce que sinon, répondit-elle avec un large sourire, c’est moi qui vous raconterai la mienne. (Il poussa un grand soupir, et elle l’encouragea :) Qu’avez-vous à perdre ? Ce n’est pas comme si j’allais écrire votre biographie !
Lotze parla d’un ton neutre.
— D’accord. Je suis parti de chez moi quand j’avais quatorze ans. J’avais une mère abusive et un père indifférent. Je me suis dit que ce ne serait pas plus difficile d’assurer ma propre subsistance… et j’avais raison. Je suis heureux de n’avoir eu ni frère ni sœur auquel mes parents auraient pu s’attaquer… Ils se sont probablement retournés l’un contre l’autre. Je ne peux pas dire s’ils sont encore mariés, ou même encore en vie.
— Que c’est triste, dit Rlinda.
— Je m’en suis bien sorti, je trouve. (Il eut un sourire imperceptible – le seul que Rlinda ait jamais vu sur son visage –, puis se retourna pour lire le résultat de l’analyse sanguine.) Des traces d’endorphines, ainsi que des résidus d’adrénaline. Donc, cette attaque n’a été ni imprévue, ni rapide. Louis Colicos était déjà effrayé depuis un bon moment avant de mourir, et il a énormément souffert.
Rlinda ravala sa salive, tâchant d’imaginer les derniers instants du vieillard.
— J’en conclus que vous avez étudié la biochimie et la médecine légale ?
Il lui jeta un regard, et elle remarqua de nouveau combien les cicatrices sur sa joue ressemblaient à des marques de griffes.
— J’ai fait des études dans toutes les disciplines. J’étais désargenté, mais j’ai réussi à changer d’identité avec des faux papiers. J’ai reçu des bourses et des prêts étudiants. Si on ne demande pas trop d’argent, l’administration universitaire n’y regarde pas de trop près – surtout en ce qui concerne les quotas des minorités. Je prétendais faire partie d’une minorité religieuse persécutée, et j’affirmais parfois avoir subi des privations. Si l’on présente des documents médicaux attestant que l’on souffre d’une maladie incurable, l’argent afflue de toutes parts pour la scolarité.
— Un vrai petit artiste de l’arnaque, commenta Rlinda.
— Nécessité fait loi. J’ai eu ainsi accès à tous les cours que je voulais pendant six ans. J’ai changé d’identité quatre fois.
Rlinda était ébahie.
— Dans ce cas, comment avez-vous pu obtenir un diplôme ?
— J’avais la connaissance. Pourquoi m’encombrer d’un diplôme ?
— C’est une manière de voir les choses, je suppose. Alors, vous avez appris… euh, l’espionnage et la cryptographie ?
— Ainsi que la politique, l’histoire universelle, l’astronomie, l’ingénierie stellaire. Je suis adepte de la théorie du rendement décroissant concernant l’enseignement.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Au-delà d’un certain point, ajouter des heures de travail n’apporte pas de compréhension supplémentaire dans ce que l’on étudie. Mieux vaut se tourner vers un domaine complètement nouveau. (Il reposa son pad et se tourna vers elle.) Par exemple, disons que vous ignorez tout de la météorologie. Si vous passez une centaine d’heures à étudier le sujet, vous apprendrez presque tout ce dont vous aurez jamais l’utilité, et vous saurez comment trouver le complément, au cas où il vous faudrait une réponse plus fouillée.
» Toutefois, si vous passez cent heures de plus à étudier la météorologie, le rapport de votre gain de compréhension chutera de façon spectaculaire. En revanche, si vous passez lesdites heures à travailler sur un nouveau sujet – disons, l’économie –, vous obtiendrez de nouvelles bases. J’ai jugé préférable d’acquérir le socle de connaissances le plus large possible plutôt que de devenir expert dans un seul domaine. L’ironie de la chose, c’est que plus j’ai acquis de pièces du puzzle, plus j’ai découvert de curieuses relations entre elles. Qui a jamais imaginé qu’il existait un rapport entre l’histoire de l’art, la musique et la science économique, par exemple ?
— Il y a un lien ?
— Absolument. Mais cela me prendrait une semaine pour vous l’expliquer.
— Finissons d’abord nos recherches ici.
Davlin arpentait la salle.
— Nous savons que les Colicos ont dispersé leur matériel un peu partout dans les édifices abandonnés. Peut-être ont-ils laissé quelque chose que nous avons négligé.
Il quitta la pièce dans laquelle Louis était mort, emportant avec lui une lampe portative afin d’éclairer les recoins plongés dans l’ombre. Rlinda le suivit.
— Alors, vous êtes une sorte d’homme de la Renaissance. C’est la Hanse qui vous a recruté ?
— Je me suis engagé, répondit Davlin. C’était une question de survie. Après ma sixième année, des employés de l’université se sont doutés de quelque chose. Je me suis rendu compte qu’ils avaient ouvert mes dossiers et découvert mes identités précédentes. J’ai su que ce n’était qu’une question de jours avant qu’ils mettent la main sur moi. J’avais le choix : soit devenir le prisonnier le plus savant de la Hanse… soit convaincre les autorités de ma valeur.
» J’ai rassemblé mes travaux. Avec mon excellent cursus scolaire et les sujets que je maîtrisais, je suis allé au Bureau d’investigation passer des entretiens avec des recruteurs, en leur fournissant juste assez d’informations à mon sujet pour les intriguer et les inciter à transmettre mon dossier à leurs supérieurs. Lorsque je me suis retrouvé devant un comité, j’ai su que je serais soit arrêté, soit engagé. (Il descendait un corridor plongé dans la pénombre.) J’avais également étudié la rhétorique et l’art du débat… dans lesquels j’excellais, bien que je n’apprécie guère être le centre de l’attention. J’ai exploité ces talents pour plaider ma cause. Le fait d’avoir trompé le système durant tant d’années a joué en ma faveur, quand j’ai expliqué mon utilité en cas d’espionnage.
» Plus important, je pouvais devenir un excellent enquêteur secret sur les cultures étrangères, grâce à mes formations en sociologie, en anthropologie et en médecine légale. Près de deux siècles plus tard, on ne sait presque rien de l’Empire ildiran – et rien à propos des Klikiss. À la fin, je les ai convaincus que la Hanse tirerait un plus grand avantage à me mettre à son service plutôt qu’à m’enfermer.
Pendant qu’ils progressaient, Rlinda et Davlin scrutaient les niches et les salles. Hiéroglyphes et équations klikiss couvraient les murs comme autant de graffitis.
— Alors, dit la négociante, le président vous a expédié dans ce trou perdu de Crenna, puis au fin fond d’une planète désertique pour enquêter sur un meurtre remontant à cinq ans. (Sa grosse main s’abattit sur l’épaule de Davlin, qui tressaillit à son contact.) Selon moi, ils vous en veulent encore…
Sa lampe éclaira une profonde niche, dans laquelle elle remarqua un objet insolite. Elle s’approcha et vit qu’il s’agissait d’un papier aluminium et d’un morceau de barre nutritive desséché.
— Comme s’ils avaient commencé un casse-croûte, mais qu’ils n’étaient jamais revenus le finir…
Elle secoua la tête, puis se rendit compte qu’il était fort improbable que des archéologues aussi renommés contaminent leur site de fouilles en jetant des ordures dans un coin.
Comme elle s’avançait pour ramasser la nourriture avariée, sa lampe fit luire quelque chose un peu plus loin. Un digidisque camouflé dans un emballage. Son cœur se mit à battre. Elle ôta l’enveloppe, aperçut sur l’étiquette manuscrite la mention : Sauvegarde.
— Davlin, vous pourriez trouver cela utile.
Il s’en saisit et un sourire espiègle s’épanouit sur ses lèvres. Il avait consacré beaucoup de temps à passer le camp dévasté au peigne fin, et tenté tout aussi vainement de reconstituer les fichiers informatiques. Mais l’assassin des Colicos avait effacé toute trace de leurs secrets.
— N’importe quel bon archéologue conserve une sauvegarde complète quelque part, car les circonstances imprévues peuvent détruire des semaines voire des mois de recherches et d’analyses. (Il tenait le digidisque comme s’il s’agissait du Graal.) Peut-être ceci va-t-il nous apprendre ce qui s’est passé ici… du début à la fin.