21
ESTARRA
Estarra était assise au sommet de la dense canopée de la forêt-monde. Le ciel matinal d’un bleu pur se déployait sur l’horizon brumeux. Comme elle laissait errer son imagination, la jeune fille comprit que le soleil de Theroc ne constituait qu’une lueur minuscule au sein du Bras spiral, lequel ne représentait qu’une petite portion de la Voie lactée, qui ne formait elle-même qu’une galaxie parmi des milliards d’autres tout aussi vastes.
À son côté se tenait Rossia, un prêtre Vert plus âgé qu’elle. Silencieux et solitaire, son compagnon de méditation était considéré comme un excentrique. Il s’était perché tel un oiseau au bout de la branche la plus mince, laissant les larges feuilles-éventails le balancer, aucunement inquiet à l’idée de tomber.
Après des années d’exposition au soleil, sa peau était devenue vert foncé. Ses grands yeux ronds donnaient l’impression d’être prêts à jaillir de son crâne à force de scruter les environs. Estarra devina son inquiétude.
— Encore à guetter les wyvernes ?
Il se tourna vers elle.
— Ils n’approchent jamais à découvert. On ne les voit pas avant qu’il soit trop tard.
Sa main parcourut la cicatrice qui couvrait presque toute sa cuisse, un vilain cratère qui le faisait boiter. Estarra frissonna en songeant aux mandibules en dents de scie qui avaient arraché une portion de membre aussi importante. Rossia tourna de nouveau ses yeux vers le ciel.
— Je n’ai pas l’intention de leur donner une seconde chance.
Les wyvernes étaient les prédateurs les plus craints de Theroc. Elles étaient dotées d’immenses ailes transparentes, d’une cuirasse chitineuse luisante, ainsi que d’yeux sensibles au mouvement. La chair humaine ne figurait pas à leur menu, et était même censée avoir mauvais goût. Quand, malgré cela, il arrivait qu’ils en goûtent un morceau, les insectes carnivores lâchaient rapidement leur proie, qui tombait alors dans le vide.
Un seul Theronien – Rossia – avait survécu à une telle épreuve. Les arbremondes avaient rattrapé son corps en chute libre, et les prêtres Verts avaient raccommodé son horrible plaie. Bien que les arbres l’aient laissé devenir prêtre, Rossia n’avait plus jamais été le même, blessé dans son âme autant que dans son corps.
Estarra se demandait pourquoi il passait tant de temps au-dehors, s’il était aussi effrayé par les wyvernes.
— Alors, dit-elle pour le distraire, que veux-tu accomplir dans la vie ?
— Servir la forêt-monde n’est-il pas un but assez important en soi ? Pourquoi devrais-je me soucier d’autres projets ?
— Parce que je pense à mon avenir, et que je ne sais pas quoi faire.
Elle aimait bien Rossia. Depuis son retour des Lacs Miroirs et des cités forestières, elle partait souvent avec lui, juste pour discuter et apprendre. Jadis, elle avait passé des heures semblables avec son frère Beneto, et cela lui manquait.
Beneto avait toujours désiré servir la forêt-monde. Il avait rejoint une petite colonie agricole lointaine de la Hanse, nommée Corvus. Il n’avait jamais douté de sa voie, pas plus que Reynald n’avait remis en question son destin de prochain dirigeant de Theroc. Quant à Sarein, elle avait toujours été intéressée par le commerce.
Estarra, elle, était curieuse de tout, mais aucun sujet n’avait sa préférence. La société theronienne la considérait comme une adulte à part entière puisqu’elle avait dix-huit ans. Très bientôt, elle devrait se choisir une orientation.
Beneto lui manquait. Il lui envoyait souvent des messages via la forêt-monde, partageant avec sa famille les occupations mineures mais gratifiantes qui occupaient ses jours. Estarra avait escompté qu’il reviendrait ici après quelques années, au moins en visite. Mais en raison des restrictions en vigueur concernant le voyage interstellaire, elle craignait fort qu’il reste encore de longues années sur Corvus.
Pour combler ce vide, elle parlait avec Rossia, sachant qu’il n’y avait qu’avec lui qu’elle pouvait ainsi divaguer.
— Je voudrais juste faire quelque chose de ma vie et m’y consacrer de toute mon énergie… si seulement je savais quoi.
Rossia détourna enfin son attention des cieux, et la fixa de ses yeux globuleux.
— Toute vie a un destin, Estarra. Le truc, c’est de le découvrir avant de mourir. Sinon, on disparaît avec trop de regrets. (Arborant un étrange sourire, il jeta un coup d’œil en direction des cieux.) Peut-être que le mien était de dégoûter une wyverne de la viande humaine, qui sait ? conclut-il en étendant les bras, en équilibre précaire sur les frondaisons.
Estarra essuya d’une main la sueur de son visage et ramena sa tignasse en arrière.
— J’espérais accomplir quelque chose d’un peu plus… concret.
Rossia et elle levèrent tous deux la tête et scrutèrent le ciel avec attention.
— Moi aussi, dit-il.