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LE MAGE
IMPERATOR
Pendant qu’il méditait, le Mage Imperator Cyroc’h observait son peuple à travers le réseau mental du thisme, les fins rayons-âmes émanant de la Source de Clarté. Le Mage Imperator était le point focal de tous ces rayons, et son peuple avait foi dans ses choix.
À l’intérieur de la chambre de méditation, la tiède lumière du jour entrait à flots grâce aux parois translucides composées de saphir et de verre écarlate. Cyroc’h reposait sur son chrysalit, ses lourdes paupières mi-closes ; il voyait autant par l’esprit que par les yeux. Son cerveau analysait des millions de détails, organisait chaque pièce du puzzle et prenait des décisions chaque fois que cela s’avérait nécessaire.
De retour après avoir détruit le Burton, Adar Kori’nh se tenait devant le Mage Imperator. Il affichait une attitude guindée et respectueuse, exhibant ses médailles et ses décorations. Il claqua des mains au niveau de sa poitrine.
— Mes techniciens ont récupéré des artefacts technologiques terriens ainsi que des effets personnels. Je vous les ai apportés en cadeau, Seigneur. Peut-être vous aideront-ils à mieux comprendre les humains.
Masquant ses pensées, Cyroc’h arbora un sourire bienveillant – l’une de ses expressions favorites.
— Même le Mage Imperator peut continuer à apprendre. Merci de m’en fournir l’occasion.
Il était à la fois satisfait et déçu de cette initiative. L’adar n’était pas parvenu à dissimuler son aversion vis-à-vis de ses ordres, mais son sens du devoir l’avait emporté : il n’avait jamais fui ses responsabilités ou montré le plus léger signe de déloyauté. Le Mage Imperator exigeait un soutien absolu et une fidélité inconditionnelle, surtout maintenant. C’était à lui de faire germer dans l’esprit de son peuple les pensées conformes à ses vœux.
Lorsque Kori’nh se retourna pour partir, il leva une main charnue pour l’arrêter. L’adar tournoya dans un tintement de médailles, comme s’il avait été secoué par une décharge électrique.
— Oui, Seigneur ?
La natte du Mage Imperator se convulsa.
— Adar, que mon calme apparent ne te trompe pas. J’ai de nombreux plans à mener à bien pour renforcer l’Empire. Beaucoup d’entre eux porteront bientôt leurs fruits. Néanmoins, à chaque instant, la crise prend de l’ampleur.
— Oui, je sais que des orbes de guerre hydrogues ont été repérés dans l’espace à proximité de planètes habitées. Nul ne connaît leurs motivations.
Le Mage Imperator s’étonna que l’adar soit déjà au courant.
— Exact. Un orbe de guerre a scanné Hyrillka, un autre a été aperçu au-dessus de Comptor.
— Effrayant en effet, Seigneur. Dois-je envoyer une maniple autour d’Hyrillka, afin de protéger l’Attitré ?
Le Mage Imperator fronça les sourcils.
— Même si nous envoyons des croiseurs lourds, ils ne pourront résister aux hydrogues, ainsi que nous l’avons appris sur Qronha 3. Tout dépendra de ce qu’entreprendra l’ennemi par la suite.
Un voile de nuages traversa le ciel, faisant jouer des ombres prismatiques dans la pièce. Le Mage Imperator bougea son corps volumineux, tâchant de ne manifester aucun signe de souffrance. Des médecins viendraient l’ausculter dès le départ de l’adar.
— Nous ne survivrons pas à cette guerre par des offensives militaires. Nous pouvons seulement attendre la fin des expériences de Dobro. Nous devons réussir maintenant, au cours de la génération actuelle, ou nous sommes condamnés. (Il sourit à Kori’nh.) Seuls le soutien de mon peuple et la détermination d’individus tels que toi garantiront notre survie.
Lorsque l’adar fut parti, le Mage Imperator dit à son garde du corps :
— Bron’n, emporte les babioles que notre peu judicieux adar a prises sur le Burton. Assure-toi que personne ne les verra, et détruis-les.
Le garde opina avec rudesse.
— Dois-je les apporter ici afin que vous puissez les examiner d’abord, Seigneur ?
— Je n’ai pas besoin de voir de quoi il s’agit. C’est sans importance.
Bron’n partit, sa compétence n’ayant d’égale que son absence de curiosité. Avec un soupir, Cyroc’h s’allongea afin d’exposer sa peau blafarde à la lumière vive du jour. Avec une nostalgie qui ne lui ressemblait pas, il se rappela l’époque où il n’était que Premier Attitré. Il n’avait pas à se soucier des décisions importantes que prenait son père. Il avait apprécié d’être le fils aîné issu de la noblesse, viril et sain. Sa longue chevelure dénouée, crépitante de vie…
Il savait qu’il aurait à supporter les responsabilités et la tension nerveuse qui découlaient de son statut. Mais le jour où il perdrait sa masculinité en échange du thisme lui apparaissait alors fort lointain. Tous les Premiers Attitrés ressentaient cela. Néanmoins, ce jour finissait toujours par arriver.
Il se rappela lorsque son père, le Mage Imperator Yura’h, avait eu connaissance du premier contact avec des vaisseaux-générations humains. Cela remontait à près de deux siècles. Commandants de la Marine Solaire, fonctionnaires et nobles avaient longtemps débattu de cette nouvelle espèce intelligente, qui errait parmi les astres sans connaître la propulsion supraluminique.
Mais il n’y avait pas que cela. Cyroc’h conservait, à l’abri de sa mémoire, le souvenir de ce que les hydrogues avaient fait lors d’une guerre titanesque, dix mille ans plus tôt. Seuls les Mages Imperators détenaient ce terrifiant savoir, se le transmettant de génération en génération. Les hydrogues ne s’étaient jamais donné la peine de comprendre les autres espèces. Ils ne s’intéressaient qu’à leurs batailles cosmiques contre les wentals et les verdanis, et à leurs alliances instables avec les faeros. Ils ne comprenaient pas les planétaires comme les Ildirans ou les Klikiss. Aussi le Mage Imperator avait-il désespérément besoin d’une nouvelle sorte d’intermédiaire, un ambassadeur doté de talents spéciaux qui permettrait de se faire comprendre des hydrogues afin de conclure un accord avec eux.
Son père avait imaginé d’utiliser les humains pour augmenter les chances de succès du projet d’élevage de Dobro. Après la mort de Yura’h, Cyroc’h avait poursuivi le programme d’hybridation… tout comme devrait le faire Jora’h, malgré ses probables réticences. Sinon, le fabuleux projet ne porterait jamais ses fruits.
Alors que tant de plans étaient loin d’avoir abouti et que la réapparition des hydrogues menaçait l’existence de l’Empire, voilà que l’enveloppe mortelle du Mage Imperator le trahissait, attaquée par des tumeurs malignes. Quelle ironie cosmique du sort cela représentait ! Pourquoi maintenant ?
Il aurait voulu crier sa colère à la face des soleils d’Ildira, ou bien se rendre à l’ossuarium et exiger des crânes luisants de ses ancêtres une solution à ses problèmes. Mais rien là-bas ne lui donnerait les réponses dont il avait besoin.
Deux membres du kith des médecins entrèrent, puis verrouillèrent les portes derrière eux afin de garantir la confidentialité de leur visite. Leurs yeux étaient larges, et leurs mains souples et agiles arboraient un doigt surnuméraire. Ils étaient dotés de coussinets de peau capables de repérer toute variation de température, ainsi que d’un nez fort, aux narines hypertrophiées, grâce auquel ils pouvaient détecter les maladies et en déterminer l’origine. Ils pratiquaient aussi bien la chirurgie que les massages sur les points de pression épidermiques, et étaient experts en traitements pharmaceutiques. Ils établissaient toujours leur diagnostic de concert.
Ils procédèrent à une nouvelle série d’examens complets, comme ils l’avaient fait trois fois auparavant. Il ne s’agissait que d’une formalité, dont le Mage Imperator connaissait déjà le résultat. Via le thisme, il savait toujours s’ils lui mentaient ou dissimulaient leurs craintes. Telle était la malédiction de l’omniscience.
— Il n’y a aucun doute, Seigneur, dit le premier docteur. La maladie se répand à travers votre système nerveux et votre cerveau. Aucun traitement n’est possible.
Cyroc’h remua ses bras corpulents. Ses jambes avaient depuis longtemps perdu leur aptitude à supporter son poids. Même sans les tumeurs qui attaquaient sa colonne vertébrale, il n’aurait jamais remarché. Il se doutait de la vérité depuis longtemps, et il maudissait son sort. Il ne craignait pas sa condition de mortel, car il discernait le plan supérieur de pure lumière par-delà l’univers sensible. Il se souciait seulement de l’Empire, dont le destin était infiniment plus important que sa propre existence.
Il renvoya les médecins.
— Je comprends.
Jora’h, le Premier Attitré, n’était pas prêt. Le Mage Imperator avait espéré disposer de davantage d’années pour le préparer. Mais les médecins ne lui avaient offert aucun espoir.
En effet, le moment était particulièrement mal choisi pour mourir.