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LE ROI PETER
Ce qu’il comptait faire n’était pas exempt de danger, aussi Peter tint-il à agir seul. En tant que roi.
Il aurait aimé tout expliquer à Estarra, la mettre au courant de cette toile de plans qui l’enveloppaient. Elle ne participait en rien à cette guerre… et aujourd’hui, son frère avait été tué sur Corvus. C’est pourquoi Peter voulait la protéger. En espérant qu’un jour elle comprendrait.
Depuis son glorieux mariage, il pouvait ordonner n’importe quoi. Il revêtit ses vêtements les plus chamarrés, se couvrit de joyaux et de plategemmes étincelants. La tête haute et le sourire aux lèvres, il rassembla une procession composée de courtisans, de fonctionnaires et de gardes royaux. Chacun se démena afin de faire partie du cortège.
Il s’agissait d’effectuer une visite imprévue au principal centre de production de compers. Peter n’avait pas l’intention de provoquer des problèmes, mais il voulait voir ce qui se passait concrètement là-bas. Quelqu’un devait rester vigilant.
Les chargés du protocole lui avaient vivement conseillé de fixer un rendez-vous au préalable, mais Peter avait fait la sourde oreille :
« Je suis le roi et, si vous n’êtes pas capables de vous presser, j’irai sans vous. »
Il choisit un char de parade flottant, dont la plate-forme découverte lui permettrait d’être admiré tandis qu’il survolait les rues. Les gardes royaux foncèrent dans leurs véhicules pour ne pas le perdre de vue. Peter sourit, amusé. En l’absence du président Wenceslas, personne n’oserait l’arrêter.
Certains employés se hâtèrent d’alerter les médias ainsi que les administrateurs de l’usine pour qu’ils organisent une réception appropriée. Des bérets d’argent investirent les rues afin d’établir un cordon de sécurité le long de l’itinéraire. Le siège de la Hanse dépêcha des représentants dans le cortège. Nul doute qu’ils avaient envoyé des messages urgents à Basil sur la Lune ; mais il était trop tard pour réagir : Peter était déjà en route.
Une foule enthousiaste déferla sur le pavé pour observer le cortège royal. Pendant six ans, la Hanse avait tout fait pour que le roi soit toujours adulé. Les gens le voyaient comme un dirigeant à visage humain, que les échecs de son armée et de ses conseillers mettaient au supplice. Peter comptait là-dessus.
L’agglomérat tentaculaire d’usines qui composait le site industriel était situé dans les faubourgs de la ville, à l’écart de l’océan et des collines. Le complexe fonctionnait à plein régime, ayant été reconverti pour produire des armées entières de soldats artificiels basés sur la technologie des énigmatiques robots klikiss.
Comme le cortège atterrissait sur la baie de réception la plus vaste, les ouvriers quittèrent leurs chaînes de montage et, les yeux écarquillés, affluèrent avec force hourras. Les gardes royaux formèrent une ligne au garde-à-vous devant cet accueil tumultueux.
Le roi Peter fit un geste bienveillant aux ouvriers. Manifestement, ils croyaient agir au mieux des intérêts de la Ligue, et non faire partie d’un sabotage secret ou de quelque autre complot ourdi par les robots klikiss.
Flanqué de gardes royaux, l’administrateur s’avança. Il semblait dépassé par les événements.
— Nous ne nous attendions pas à un tel honneur, Sire. Mes ouvriers travaillent dur, aussi je vous prie d’excuser le désordre qui règne ici. L’usine n’a pas été conçue pour sa beauté. Si l’on m’avait prévenu avant, nous nous serions attelés à nettoyer…
— … au détriment du temps que vous consacrez à l’effort de guerre, coupa Peter. Il aurait été dommage que je visite une usine qui ne soit pas dans son état de fonctionnement normal. En outre, mes loyaux sujets méritent les encouragements de leur roi, afin de les soutenir.
Les conseillers de la Hanse qui s’étaient invités dans le cortège se rapprochèrent, mal à l’aise mais curieux. Peter emboîta le pas à l’administrateur de l’usine sans leur jeter un coup d’œil.
Une fois à l’intérieur, ils franchirent des salles refroidies, scellées par le vide et protégées de toute contamination où les circuits électroniques étaient imprimés sur de fines plaques. Les techniciens portaient des combinaisons intégrales ; ils travaillaient avec de délicats modules de commande obtenus à partir des éléments de Jorax. Le roi observa avec attention, mais posa peu de questions. Tandis qu’ils passaient d’un poste à l’autre, l’administrateur commença à se détendre.
Au cours de la visite, Peter remarqua deux robots klikiss à carapace noire. Ils observaient le processus de fabrication. Ils suscitèrent en lui un malaise instinctif. Il ne croyait pas totalement à leur histoire si commode de mémoire effacée.
S’il ordonnait de les expulser d’ici, obéiraient-ils ?
La technologie à l’œuvre chez les Soldats avait l’air si alambiquée que Peter doutait que même les meilleurs chercheurs de la Hanse puissent la comprendre. Mais, en ces temps troublés, ils ne devaient guère être enclins à poser trop de questions.
Lorsque l’administrateur eut achevé la visite, Peter croisa les bras sur sa poitrine, apparemment satisfait. Puis il posa une question à brûle-pourpoint :
— Dites-moi, monsieur l’Administrateur, vous avez extrait la plupart des éléments cybernétiques des robots klikiss, n’est-ce pas ?
— En effet, Sire. Les sous-programmes d’IA nous ont permis de réaliser des progrès considérables. Grâce à eux, les Soldats sont bien plus complexes que les compers ordinaires. Il aurait fallu un siècle à nos plus éminents experts pour opérer de telles percées.
Le roi opina.
— Alors, vous avez décomposé les éléments du robot klikiss et les avez étudiés à la base ? Vous compreniez donc tout ce que vous avez copié avant d’appliquer leur programmation ?
— Pas… totalement, Sire. (L’administrateur parut embarrassé.) Je ne suis pas certain de saisir l’objet de votre question.
— C’est pourtant simple : comprenez-vous ce que vous créez ? Ou vous êtes-vous contentés de dupliquer des modules klikiss ?
— Nous, euh… avons utilisé Jorax comme modèle, en reproduisant sur les Soldats ce qui fonctionnait sur nos amis les robots klikiss. (L’administrateur eut un geste en direction de l’un d’eux, qui assistait à la conversation avec le plus grand intérêt.) Puisque nous sommes en guerre, Sire, personne n’a vu la nécessité de réinventer la roue.
Peter plissa les yeux.
— Monsieur l’Administrateur, je crois pouvoir parler au nom de tous, y compris des fonctionnaires ici présents, en affirmant que nous comprenons comment fonctionne une roue. (Quelques-uns des ouvriers qui écoutaient pouffèrent.) Vous fabriquez et montez des composants d’une extrême complexité, empruntés à un robot doté de conscience, conçu par des extraterrestres… dont l’espèce a mystérieusement disparu.
» Ces modèles inédits ont été affectés sur pratiquement tous les vaisseaux de guerre des Forces Terriennes de Défense, avec la capacité de manier nos armes les plus puissantes. De très nombreux Rémoras et Mantas ont été remis en état afin que ces machines opèrent de façon autonome. Pourtant, vous me dites que vous ne savez même pas comment elles fonctionnent ? Que personne ne le sait ?
L’administrateur jeta un regard désespéré autour de lui.
— Vous caricaturez, Sire. Nos cybernéticiens connaissent les algorithmes de base mais, par souci d’efficacité, nous avons adapté des composants klikiss pour faire fonctionner des systèmes annexes. Nous avons procédé avec l’aval du président Wenceslas.
Peter fronça les sourcils.
— Le président Wenceslas a pris plusieurs décisions… irréfléchies en poursuivant cette guerre. Êtes-vous au courant qu’une expédition armée constituée de compers a récemment disparu sans laisser de trace sur Golgen ?
— Oui, oui, Sire. Ce fut une tragédie. Toutefois, nos compers se sont comportés admirablement à la bataille d’Osquivel. Je suis sûr qu’ils ont sauvé de nombreuses vies.
— Je ne le conteste pas. Mais je suis gêné que l’on place autant de confiance dans ce qui demeure un mystère complet à nos yeux. Même les robots klikiss ne peuvent expliquer ce qui a causé la fin de leurs créateurs.
— Sire, vous ne suggérez pas…
— Je ne suggère que d’appliquer un principe de précaution. Avec tout ce que la Hanse compte de génies en cybernétique et de chercheurs talentueux, je suis certain qu’ils pourraient désassembler et analyser chaque module klikiss avant qu’il soit incorporé à nos compers Soldats. Jusqu’à ce qu’ils y parviennent, il serait sage d’instaurer un moratoire.
— Sire, l’armée a fixé des quotas importants. Ce que vous demandez exige beaucoup de temps et de…
— Mais cela en vaut la peine, j’en suis sûr, coupa le roi, avant d’élever la voix : Pour le bien du royaume, je déclare ce complexe de production arrêté, jusqu’à ce que j’aie obtenu satisfaction concernant la compréhension de la technologie extraterrestre. Continuez de préparer des Soldats si vous le devez, mais ne les activez plus.
Les ouvriers échangèrent des regards confus. Cependant ils avaient entendu le roi exprimer ses doutes ; ils devaient par conséquent s’interroger eux aussi sur la situation.
L’un des conseillers de la Hanse fit un pas en avant.
— Sire, j’ai bien peur que cela soit impossible.
Peter regarda l’homme aux cheveux blonds comme s’il s’agissait d’un insecte – une expression qu’il avait apprise de Basil.
— Excusez-moi ? Quel est votre nom ?
— Pellidor, Sire. Franz Pellidor, agent de liaison du président Wenceslas. Je suis désolé, mais vous ne pouvez retarder la production. Ceci est une usine autonome.
Le visage de Peter exprimait toujours une patience empreinte de bienveillance ; tout le monde discerna cependant la froide assurance qui émanait de lui.
— Monsieur Pellidor, j’ai exprimé des inquiétudes légitimes. La sécurité de la Hanse est ma première responsabilité.
Indécis, les gardes royaux regardaient alternativement le roi et l’agent officiel.
— Néanmoins, Sire, insista Pellidor, de telles décisions doivent passer par les voies appropriées. Nous résoudrons ce problème.
— Je l’espère, dit Peter. En attendant, aucun Soldat ne sera activé. Ceci est un ordre royal.
— Sire, vous ne pouvez pas.
Peter laissa percer son indignation et fit signe à tous les ouvriers.
— Quelqu’un croit-il ici qu’un – quel est votre titre, déjà ? –, qu’un « agent de liaison du président » ait un grade supérieur à celui du roi ?
Il gloussa pour souligner l’absurdité de la suggestion, et beaucoup d’ouvriers se mirent à rire. Les fonctionnaires s’écartèrent nerveusement.
Peter se retourna vers l’équipe de travail.
— Vous tous qui travaillez dur dans cette usine, vous pouvez être fiers de l’ouvrage accompli. J’espère que cela ne vous ennuie pas que vos horaires soient réduits pendant quelques semaines. Durant cette période, vous recevrez l’intégralité de votre paie, bien entendu.
Les ouvriers l’acclamèrent, et Pellidor sembla à deux doigts de perdre sa placidité. Enfin Peter le reconnut, par-delà les années. Pellidor était l’un des agents qui l’avaient enlevé – quand il n’était que Raymond Aguerra – de son immeuble en feu. La colère flamboya dans ses yeux bleu artificiel, mais il la domina.
Pellidor dit d’une voix sèche, audible de lui seul :
— Vous dépassez les bornes, Peter.
— Comment le pourrais-je ? répondit le jeune homme en haussant les sourcils d’un air moqueur. Demandez à n’importe qui, ici – ne suis-je pas le roi ?