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RLINDA KETT

Si Rlinda Kett avait eu un caractère différent, elle se serait sans doute plainte des injustices du sort. Mais elle n’était pas femme à se complaire dans cet état d’esprit. À la place, elle croisa ses bras charnus sur son ample poitrine et réexamina la situation. Son optimisme exubérant avait parfois le don d’exaspérer les personnes plus réalistes, mais elle estimait que cela facilitait l’existence.

Elle arpenta le pont de son vaisseau afin d’inventorier ses stocks. Tout ne se présentait pas si mal, bien que, cinq ans plus tôt, une ordonnance du roi Frederick l’ait contrainte à « céder » quatre de ses vaisseaux marchands aux FTD, afin de contribuer à l’effort de guerre. Au moins, le Curiosité Avide restait sa propriété.

Depuis un mois, son vaisseau se trouvait en rade dans un hangar lunaire. Il revenait moins cher d’atterrir au fond du puits gravifique plus léger de la Lune que d’utiliser un surplus de carburant pour se rendre sur Terre.

Mais elle venait de recevoir du bureau commercial de la base lunaire une relance pour traite d’amarrage impayée. La demande était pressante. Elle soupira de frustration.

— Et que suis-je censée faire ?

L’armée avait rationné l’ekti à tel point qu’elle n’avait plus les moyens d’effectuer des convoyages avec le dernier vaisseau qui lui restait. Puis, ajoutant l’insulte au préjudice, voilà qu’ils taxaient d’un prix exorbitant l’amarrage du Curiosité. Pourquoi ne la laissaient-ils pas en paix ? Consommer les mets de choix que recelait son garde-manger n’offrait qu’une piètre consolation à Rlinda, confrontée à toutes ces tracasseries administratives.

Au cours des années, elle avait liquidé presque tous ses biens, afin d’acquérir autant de marchandises négociables que possible. Mais, depuis la guerre, elle rencontrait des difficultés à vendre certaines spécialités exotiques haut de gamme qu’elle conservait sur le Curiosité. Peut-être qu’un des fonctionnaires de la base lunaire serait disposé à faire du troc ; l’un d’entre eux devait sûrement vouloir impressionner son épouse ou sa maîtresse avec de la haute cuisine1. Rlinda pourrait suggérer des recettes en prime, pour gagner l’affection de la belle…

Elle dut faufiler sa silhouette corpulente dans l’espace exigu de la baie de chargement. Heureusement, la faible gravité et un long entraînement lui facilitèrent la tâche. Elle fit courir ses doigts au bas d’une liste impressionnante.

Elle avait conservé pour son usage personnel quelques rouleaux de soie theronienne mais, à présent, elle devait les vendre. Elle aurait adoré posséder une garde-robe faite à partir de cette étoffe chatoyante, mais l’argent était plus important. Il lui restait encore six boîtes de caviar au sel de mer importé de Dremen, et des steaks d’insectes en conserve de Theroc – absolument délicieux, bien qu’elle ait toujours rencontré les pires difficultés pour convaincre les gourmets de goûter de la chair d’insecte. Elle disposait également de boîtes de poisson-fleur macéré dans du vinaigre, de crustacés marinés, de vers à sucre frais au stade de chrysalide – lesquels ne tarderaient pas à éclore, malgré leur emballage isotherme –, ainsi que de fruits et légumes non répertoriés – ni goûtés – en provenance d’un éventail considérable de mondes.

À leur évocation, Rlinda saliva. Elle-même excellait dans le domaine culinaire, et avait étudié la cuisine de maintes cultures. Au vu de son goût immodéré pour la bonne chère, son poids n’était pas surprenant, mais elle le considérait comme une publicité pour la qualité de ses articles.

Hélas, lorsque les temps étaient durs, les gens se passaient de luxe, et les denrées comme celles que transportait Rlinda étaient les premières affectées. Des priorités ridicules ! Alors même qu’il lui était beaucoup plus difficile de vendre ses articles jugés « superflus », ses créanciers exigeaient d’être payés sans délai.

Rlinda retourna dans le cockpit et s’effondra sur le siège de capitaine spécialement élargi pour elle. Elle jeta un nouveau coup d’œil à la facture de droit d’amarrage. Peut-être était-elle légèrement en retard, mais le montant à payer n’était pas suffisamment élevé pour susciter un tel rappel. Elle aurait préféré partager une bonne bouteille de vin avec le comptable zélé et l’embobiner à sa façon. Elle examina la signature, ne reconnaissant pas le nom du type – B. Robert Brandt. Probablement un fonctionnaire récemment transféré de la Terre.

Puis un gloussement s’échappa de ses lèvres, se muant bientôt en un rire à gorge déployée : le numéro d’identification du comptable correspondait à la date de son dernier anniversaire de mariage.

— Tu as toujours été un vaurien, BeBob !

Ses yeux noirs pétillèrent. Rlinda se réjouissait de recevoir enfin des nouvelles de son ex-mari préféré – mais aussi du fait que la facture n’était qu’un prétexte pour lui envoyer un message secret.

Branson Roberts était le capitaine d’un des vaisseaux réquisitionnés par les FTD. Le général Lanyan l’avait obligé à mener des missions de reconnaissance. Les pratiques commerciales de BeBob n’avaient pas été rigoureusement légales, mais il avait gagné beaucoup d’argent, qu’il avait partagé avec Rlinda.

Elle décrypta le texte au moyen d’un code convenu entre eux longtemps auparavant. L’encodage rendait le texte nécessairement bref. Elle aurait préféré une image tridi de BeBob – à plus forte raison s’il avait eu le cran de s’holographier en tenue d’Adam ! Cependant, elle comprit en lisant la raison pour laquelle il avait pris tant de précautions.

 

« Marre de l’armée – comme tu pouvais t’en douter ! Après dix-sept missions suicides, je me suis résolu à m’en tenir là. Le général voulait m’envoyer au feu jusqu’à ce que je tombe en miettes. Trop, c’est trop ! J’ai décidé de sauver ma peau et – plus important – le Foi Aveugle. Je prends d’autorité une permission officieuse. J’espère que les FTD n’auront pas l’idée ni l’énergie de me rechercher.

Si jamais tu mets la main sur un plein réservoir d’ekti et que tu veux me faire une visite, viens sur Crenna. C’est un endroit à l’écart, où je peux me cacher et fournir aux colons de l’équipement au marché noir. Tu me manques. BeBob. »

Rlinda se renfonça dans son siège, le visage radieux et les yeux brillant de larmes. Branson avait toujours été buté et impulsif, impossible à vivre… mais c’était aussi un homme d’une sacrée gentillesse. Il n’était pas taillé pour l’armée – Rlinda aurait pu le dire à Lanyan –, et c’était un crime de laisser ainsi perdre ses talents de marchand.

Oh, c’est vrai qu’elle l’avait aimé… Tant et si bien que leur séparation, après cinq ans de mariage, l’avait bouleversée. Mais BeBob et elle avaient conservé l’un envers l’autre suffisamment de respect – et, oui ! de passion – pour rester associés. Si elle avait su quelles épreuves elle aurait encore à affronter, Rlinda se serait peut-être montrée plus tolérante vis-à-vis de son mari. La vie était trop courte, trop dure aussi, pour en limiter les bons moments.

Elle empocha le message et retourna à la baie de chargement. Elle lorgna ses provisions d’un œil gourmand et choisit une bouteille de porto de Nouveau Portugal, ainsi qu’une boîte de caviar au sel de mer. Le marché des denrées de luxe n’était peut-être pas une partie de plaisir ces temps-ci, mais au moins lui restait-il le régal d’une consommation personnelle. Et elle ne dégoterait jamais de meilleur client !

Elle n’avait pas l’intention de gaspiller ses dernières gouttes d’ekti pour rendre visite à BeBob, mais un jour prochain peut-être en aurait-elle l’occasion. Cela la réconfortait de le savoir en vie et en sécurité. Avec un léger « pop », elle ôta le bouchon de la bouteille de porto. Elle se sentait d’humeur à festoyer rien que pour ce petit bout de bonne nouvelle.

Elle se versa un petit verre – pour commencer – et le leva pour porter un toast.

— À ta santé, BeBob. Reste à l’abri jusqu’à ce que je te revoie.

 

 

 

 

1. En français dans le texte. (NdT)

Une forêt d'étoiles
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