26

ADAR KORI’NH

Adar Kori’nh savait que se rendre sur une géante gazeuse relevait de l’imprudence la plus stupide. Mais il voulait voir de ses yeux l’épave de la cité d’extraction d’ekti de Daym.

Le Mage Imperator lui avait ordonné d’évaluer les possibilités de réactiver l’usine déserte. La production avait cessé depuis la catastrophe survenue aux Vagabonds, cent quatre-vingt-trois ans auparavant. Après cela, l’antique cité des nuages avait été délaissée aussi bien des Ildirans que des humains.

Peut-être également des hydrogues – du moins l’espérait-il.

À l’origine, trois gigantesques cités ildiranes, qui sillonnaient les cieux de Daym, avaient été offertes aux réfugiés humains du vaisseau-génération Kanaka. Peu après, un terrible accident avait précipité l’une d’entre elles dans les profondeurs gazeuses. L’équipage entier avait disparu, à l’exception d’un survivant. Lorsqu’on l’avait secouru, il avait bredouillé des paroles incohérentes au sujet de mystérieux démons évoluant dans les hautes pressions. Depuis lors, chacun évitait cet endroit hanté de lueurs surnaturelles, de bruits étranges et d’ombres rampantes où rien n’aurait dû vivre.

Hélas, les créatures en question n’étaient pas sorties de l’imagination délirante d’un homme en état de choc…

Tal Zan’nh, son protégé, pilotait le vaisseau de patrouille qui les transportait vers la géante gazeuse gris-bleu. L’espace d’une heure ou deux, ils seraient isolés, même s’ils continueraient à percevoir la rassurante présence des équipages des croiseurs lourds en surplomb. Aucun Ildiran n’aimait se rendre aussi vulnérable.

Kori’nh remua sur son siège. Il avait hâte d’inspecter l’ancienne usine, de rédiger son rapport puis de retourner parmi les siens. Les hydrogues étaient changeants et imprévisibles. Jusqu’à présent, ils n’avaient fait que répondre aux provocations, et l’adar espérait qu’ils ignoreraient un petit vaisseau transportant deux passagers. Mais ils avaient aussi démontré que l’on ne pouvait présumer de leurs réactions.

— J’ai repéré l’installation, Adar.

Zan’nh afficha l’image sur les écrans du patrouilleur. La grande station industrielle de jadis se détachait sur la soupe d’atmosphère gelée, minuscule écho noyé dans une mer de remous.

Kori’nh avait vu les images des villes flottantes de Daym au sommet de leur gloire. Elles écrémaient des courants aériens différents durant plusieurs mois avant de se rejoindre, permettant à leurs résidents de jouir de leur compagnie réciproque. Ceux-ci échangeaient des histoires, voire des équipes d’extraction d’ekti, avant que les courants aériens séparent de nouveau les cités des nuages.

Pour être reliée au thisme, une colonie ildirane devait contenir un nombre minimal de personnes, c’est pourquoi les opérations sur Daym s’étaient révélées extraordinairement coûteuses. Il avait paru logique au précédent Mage Imperator de sous-traiter ces installations à des Vagabonds. Ces derniers avaient géré la production avec une telle efficacité que les Ildirans avaient bientôt acheté l’essentiel de leur ekti aux clans.

Malheureusement, la crise des hydrogues avait semé le chaos dans cet ordonnancement élaboré avec soin, de sorte qu’aujourd’hui le Mage Imperator devait envisager toutes les options. L’Empire détenait des stocks considérables d’ekti amassé au cours des siècles, mais même ceux-ci diminuaient. Ils devaient mettre en place leur propre filière d’approvisionnement, quelle qu’en soit la source.

Zan’nh partageait son attention entre les détecteurs du patrouilleur et ce qu’il apercevait à travers les hublots. La lecture de ses scanners l’étonna.

— Cette cité est à l’abandon depuis plus d’un siècle. Mais elle est en meilleur état que je l’imaginais. L’intégrité structurelle approche les 80 %. Les matériaux les plus fragiles se sont désintégrés – comme les joints des fenêtres et des portes –, mais les ponts de la plupart des zones ont l’air solides.

Le complexe d’extraction évoquait une ville fantôme, avec ses bâtiments et ses installations industrielles dont il ne restait plus que les murs. D’insubstantiels serpents de brume grise s’enroulaient autour des poutrelles. La distance de Daym par rapport à son soleil ne permettait guère d’obtenir davantage qu’un jour crépusculaire.

— Quand bien même, continua Zan’nh, je ne crois pas que beaucoup d’Ildirans aimeraient vivre ici.

— Ce sera au Mage Imperator d’en décider après avoir consulté notre rapport, répondit Kori’nh. S’il pense justifié de relancer la production d’ekti, il y aura beaucoup de volontaires.

Tant que ce n’est pas moi

Kori’nh était un officier résultant du croisement des kiths de soldat et de noble – comme le jeune Zan’nh. Chaque parcelle de son ADN avait été programmée pour faire de lui un commandant. D’autres kiths possédaient des prédispositions et des talents différents, et chacun d’eux recevait son rayon-âme qui le reliait au thisme par l’intermédiaire du Mage Imperator. Les extracteurs d’ekti aimaient leur métier, même si, depuis l’arrivée des Vagabonds, leur kith avait périclité du fait qu’il intéressait moins l’Empire. Peut-être aurait-on de nouveau besoin d’eux.

Avec un bruit sourd, le patrouilleur se posa sur le revêtement corrodé et faussé de la rampe d’atterrissage principale. Ils s’étaient immobilisés en surplomb de divers aménagements publics ; là, des foules d’Ildirans avaient jadis vécu et travaillé. Les Vagabonds, vivant en nombre plus réduit, avaient dû se sentir perdus dans une cité aussi vaste.

La pensée d’un si petit nombre de gens entourés de tant de vide mit Kori’nh mal à l’aise. Malgré la compagnie de Zan’nh, il se sentait bien trop isolé. L’aiguillon de la panique titillait ses nerfs, et Kori’nh sut qu’il ne se sentirait pas complet tant qu’il n’aurait pas rejoint le croiseur amiral et ses milliers de membres d’équipage.

— Quoiqu’affaiblis, les champs de confinement atmosphérique protègent toujours le module d’habitation principal, indiqua Zan’nh. Les moteurs de sustentation maintiennent l’altitude – ils fonctionneront encore un bon millier d’années. Cela dit, il ne faut pas s’attendre à trouver de la soupe de chrana à la cantine.

— On ne restera pas assez longtemps ici pour manger. Effectuons notre inspection, et partons !

Ils recouvrirent leur nez et leur bouche d’un masque filtrant, puis s’emmitouflèrent dans une tenue isotherme, car la température des bancs nuageux à l’extérieur était loin d’être agréable. Tal Zan’nh marqua un temps d’arrêt afin que son commandant pose le premier le pied sur la relique, ou bien le laisse prendre la tête et affronter le danger. Ils sortirent ensemble, se serrant pour faire face à la bise qui sifflait entre les structures de soutien. Tout avait l’air mort, froid et perdu.

Autrefois, le chuintement des gaz d’échappement, les réacteurs d’ekti grondants et le bouillonnement des systèmes d’adduction avaient rendu cet endroit chaud, grouillant de vie : une cité qui enfournait des nuages entiers dans des catalyseurs à haute énergie pour convertir leur hydrogène en ekti. À présent, seule était perceptible à l’oreille la plainte des structures rouillées.

Zan’nh s’avança, les yeux rivés sur un scanner destiné à détecter les fissures et mesurer le niveau de décrépitude. Il atteignit une échelle métallique verticale qui menait en bas, au niveau des réacteurs d’ekti. Leur premier objectif.

Ils descendirent. Un des échelons s’effrita sous le pied de Zan’nh et il dut s’agripper à la rampe, tout en s’assurant que l’adar ne risquait pas de se blesser. Un morceau de métal se détacha et résonna tandis qu’il rebondissait à travers les ponts, jusqu’à ce qu’il s’évanouisse dans les profondeurs infinies des nuages.

Zan’nh eut la vision fugitive d’une créature d’un noir luisant montée sur de multiples pattes, en train de se précipiter dans une fente entre deux panneaux. Kori’nh pivota en entendant un battement d’ailes dans son dos, mais ne vit rien. Scrutant l’obscurité, il se demanda si ces débris branlants ne faisaient pas jouer son imagination. Les Vagabonds avaient la réputation de s’entourer de créatures inutiles. Peut-être avaient-ils laissé derrière eux des animaux de compagnie ?

Le Mage Imperator envisageait de relancer la production, avec l’espoir que leur discrétion n’attirerait pas l’attention des hydrogues. Kori’nh devait suivre ses ordres… mais quelque chose lui soufflait que le danger était trop grand.

L’air, dans les niveaux fermés, sentait le moisi, avec un arrière-goût acide que les masques filtrants ne parvenaient pas à dissimuler. Le pont sous leurs pieds vibrait du grondement des moteurs de sustentation.

Zan’nh s’approcha du tableau de commande des réacteurs. Il extirpa d’une poche de sa large ceinture une batterie compacte qu’il relia aux instruments de diagnostic. Une partie de la console s’obscurcit, mais il poursuivit ses scans.

— J’ai pris le temps de me familiariser avec l’extraction d’ekti, Adar. Ces commandes sont identiques à celles que les Vagabonds ont l’habitude d’utiliser.

— Admirable prévoyance, Tal. Voilà exactement ce que j’attendais de vous.

Lorsque Zan’nh tenta de faire repartir le plus petit réacteur, ses moteurs secondaires grondèrent et trépidèrent de manière inquiétante. En dépit de ses efforts, le système retomba dans le silence. Le tal secoua la tête.

— Celui-là paraissait pourtant en meilleur état que les autres, Adar. Tous les réacteurs devront être remplacés, et nous ne disposons d’aucun ingénieur qui ait l’expérience requise.

Kori’nh se renfrogna. Les murs semblaient se refermer sur lui, à cause de la lumière chiche et de l’air stagnant. Il était si seul…

— Imaginez l’investissement nécessaire en métaux, en machines et en équipes de construction, dit-il.

Zan’nh affichait une mine sombre.

— Cela représente des mois de travail acharné.

Une grande partie de la cité d’extraction d’ekti était dangereusement instable. Des gens tomberaient dans les trous qui parsemaient les ponts. Des piliers et des mâts de charge s’effondreraient. Les tréfonds retentirent d’un grognement sonore semblable au cri d’un chatisix géant.

— Et on ne pourra jamais la dissimuler totalement aux hydrogues, n’est-ce pas ?

Zan’nh secoua la tête.

— Impossible, monsieur.

L’adar se retourna comme le malaise enflait en lui. Il savait que c’était irrationnel, mais il voulait revenir au patrouilleur et filer vers son croiseur. Cependant, il ne souhaitait pas laisser son protégé deviner sa nervosité.

— Notre inspection est suffisante. Je dirai au Mage Imperator qu’à mon avis, l’extraction d’ekti sur Daym n’en vaut pas la peine.

— Je suis d’accord, répondit Zan’nh rapidement.

Les deux hommes gravirent l’échelle et les escaliers jusqu’à la rampe où les attendait leur vaisseau, ses contours rendus flous par la brume envahissante. Aucun d’eux ne se mit franchement à courir, mais ils marchèrent plus vite qu’à l’ordinaire.

Une forêt d'étoiles
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