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BENETOB
Beneto s’assit parmi les arbres, à l’écoute des informations bourdonnant du télien. Depuis que Talbun avait planté les premiers surgeons, le bosquet s’était répandu sur les collines et dans la vallée voisine. Beneto eut la joie d’entendre, par-dessus le brouhaha de nouvelles, de questions et de pensées, un message de sa sœur Estarra, envoyé par Rossia depuis Theroc.
Elle attendit pendant que le prêtre Vert balafré répétait ses mots à l’arbre dont il touchait le tronc cuirassé du bout des doigts. Sur Corvus, Beneto touchait lui aussi un arbremonde et put saisir ainsi ce qu’elle disait.
« Je m’en vais vivre sur Terre, Beneto. Il paraît que je vais me marier avec le roi Peter. Tu le crois, ça ? »
Ses paroles étant répétées par Rossia puis retransmises par les arbres, Beneto ne pouvait capter les subtilités émotionnelles.
« Te marier, sœurette ? Je me souviens d’une adolescente culottée, qui aimait courir à travers la forêt. Comment peut-on être assez vieille pour devenir reine ?
— Tu es parti il y a cinq ans, Beneto. Je suis une adulte, maintenant.
— Si tu le dis. »
Il inspira l’air pur de Corvus. Les cimes majestueuses de Theroc lui manquaient ; néanmoins, il aimait la douceur tranquille de cet endroit. Il ne regrettait pas d’être venu ici, mais il aurait souhaité voir Estarra devenir femme.
« Que ressens-tu, Estarra ? Pas seulement sur le fait de quitter Theroc, mais aussi d’être promise à un roi et de vivre sur Terre, dans un palais ?
— Au début, j’étais en colère, mais Rossia a clarifié les choses. Pour le moment. Je pense que je devrais d’abord rencontrer le roi. Avant la fin du mois, je me rends sur Terre avec Sarein. »
Beneto sourit.
« Je parie que Sarein est jalouse de l’attention que l’on te porte. (Ses doigts se crispèrent sur le tronc robuste.) Lorsque tu seras sur Terre, tu pourras me parler n’importe quand, via Nahton. La forêt me trouvera toujours. »
Il pouvait sentir la chaleur qui émanait d’elle.
« Savoir cela me réconforte, Beneto. »
Par télien, il entendit les arbres murmurer autour de lui. Des milliers de voix le traversaient, mais il choisit de ne pas les écouter. La forêt-monde contenait bien trop d’informations pour une seule personne.
Enfin, ils se dirent adieu. Rossia et Beneto rompirent le télien entre eux – même si la forêt-monde continuait de bruire sur bien des mondes, révélant plus de secrets qu’aucun prêtre Vert ne pouvait en appréhender.
Beneto cheminait à travers champs en compagnie de Sam Hendy. Le maire bedonnant était vêtu d’une combinaison maculée mais confortable ; les poches renfermaient tous les outils dont il avait besoin pour les réparations d’extérieur.
Beneto, quant à lui, ne portait qu’un short. Ses jambes nues faisaient bruisser les tiges montées en graine. Il ne ressentait aucun lien spécial avec ces céréales génétiquement modifiées qui se courbaient sous la brise de Corvus, mais il aimait sentir la vie surgir de terre.
— Nous sommes loin de la guerre, monsieur le maire, mais je suis les événements de près. (Il avait parlé aux colons de l’attaque hydrogue de Passage-de-Boone, tout comme de celles d’Hyrillka et de planètes choisies apparemment au hasard.) Cette lutte pourrait avoir des répercussions sur des mondes aussi écartés que Corvus.
Le maire cueillit une tige charnue et la malaxa entre ses doigts.
— Au moins, les Forces Terriennes n’ont pas tenté de recruter nos jeunes. Bien sûr, si elles venaient pour cela, elles apporteraient certainement les fournitures qui nous font défaut.
Laissant un sillage dans le champ, il se fraya un chemin jusqu’à une station météo, le long de la clôture. Il tripota quelques boutons pour mettre en ligne un capteur éolien, avant de commenter :
— Il y a longtemps, des hommes ont embarqué de leur plein gré à bord de vaisseaux-générations et ont voyagé dans l’espace sans carte, durant des siècles. Il était prévu de coloniser le Bras spiral de cette manière, en établissant des avant-postes autonomes. Peut-être avons-nous oublié cette façon de faire – ce qui n’a rien de bon, à mon avis.
Il referma le boîtier électrique de la station, puis se retourna pour contempler Colonville, en malaxant un autre épi. La colonie était entourée d’un damier de champs, de pâturages et de vergers, ainsi que par le bosquet florissant d’arbremondes.
— Même si, dans un avenir prévisible, il n’y a que des céréales et de la viande de chèvre à se mettre sous la dent, dit Beneto, nous survivrons.
Cette nuit-là, Beneto dormit dehors, sous les arbremondes. Des pensées l’agitaient, en partie dues à la surprenante nouvelle concernant Estarra, mais aussi à ce qu’il avait appris au sujet du conflit. Il ne semblait y avoir aucune issue. L’ennemi était trop étranger, personne n’arrivait à le comprendre.
Il reposait en contemplant les frondaisons, qui remuaient indépendamment de la brise. Le vieux Talbun, celui qui avait planté ces arbres, avait abandonné une lucrative carrière de communicateur de la Hanse pour venir passer le reste de ses jours sur Corvus.
Beneto aurait voulu que Talbun soit là pour discuter de cette crise. Il avait besoin des conseils de quelqu’un, où qu’il soit.
Il tendit la main et effleura le tronc le plus proche. Il ferma les yeux et plongea – non dans le sommeil, mais dans le télien.
Les arbremondes existaient depuis un nombre incalculable de millénaires. Leur conscience avait sommeillé jusqu’à ce que, au cours de ces deux derniers siècles, elle se soit brusquement accrue avec l’aide des prêtres Verts. Leur savoir excédait de beaucoup l’appréhension de n’importe quel être humain, même totalement connecté. Dans un océan d’informations dépourvu de carte, il était impossible de déterminer l’étendue du savoir des arbres.
L’apparition des hydrogues avait manifestement inquiété la forêt-monde, mais celle-ci n’avait donné ni explications, ni conseils. Des prêtres Verts lui avaient demandé comment l’espèce humaine pourrait résister, mais les arbres s’étaient montrés incapables de les aider.
Beneto ne songea pas à interroger la forêt-monde sur le noyau des géantes gazeuses où vivaient les hydrogues : comment pouvait-elle savoir quoi que ce soit au sujet d’un environnement aussi exotique ? Néanmoins, il demanda sans détour : Que sont les hydrogues ? Les arbremondes les ont-ils déjà rencontrés par le passé ?
L’immensité de la forêt examina sa requête. À la surprise de Beneto, elle lui donna une réponse aussi claire que stupéfiante :
Les hydrogues sont notre ennemi ancestral.