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ROBB BRINDLE
Les hydrogues transformaient Passage-de-Boone en un paysage lunaire, scarifié de brûlures. Après leur passage, aucun édifice ne demeurait debout.
Les dernières évacuations eurent lieu dans les villages côtiers. Des escorteurs, des Mantas ainsi que le Mastodonte, pareils à des albatros surchargés, précédaient de peu les orbes de guerre.
Les vaisseaux des FTD étaient pleins à craquer ; les réfugiés avaient envahi les ponts et les soutes. On avait jeté par-dessus bord les fournitures les plus volumineuses et l’équipement inutile afin de dégager de l’espace.
À la tête de son escadron de Rémoras, Robb Brindle accompagnait les vaisseaux transportant les survivants. Il tournoyait au-dessus des dizaines d’îles artificielles éparpillées à la surface de la mer.
De la mousse de protection tactique ! Il secoua la tête en se promettant de payer un coup à boire à Tasia – plusieurs, même – dès leur prochaine escale. Elle lui avait toujours raconté que les Vagabonds avaient le don de savoir utiliser les ressources les plus improbables pour se sauver des pires situations.
Cependant, ils n’avaient gagné qu’un sursis. Dès que les hydrogues auraient atteint la côte, ils ne trouveraient plus de pins noirs à anéantir, et les radeaux sans défense, chargés de dizaines de milliers de colons, leur offriraient peut-être une cible irrésistible. Les orbes de guerre pouvaient exterminer les habitants de Passage-de-Boone en quelques secondes. S’ils décidaient de le faire…
Brindle ouvrit la fréquence des escadrons de Rémoras.
« Bien, tous en ligne de défense. Je veux quinze phalanges distinctes, formant un arc de cercle. »
Les chasseurs se placèrent en éventail et s’immobilisèrent dans l’air salin. Les orbes de guerre pouvaient les anéantir aussi facilement qu’une allumette embrase un tissu imprégné d’essence, mais aucun pilote ne discuta les ordres. Ils tiendraient leur position jusqu’au bout.
À la surface de l’eau, la foule se blottissait, impuissante, sur la mousse spongieuse qui la maintenait à flot. En arrière se tenaient le Jupiter et les six Mantas restantes, jazers et armes cinétiques parés. Ils attendaient, laissant aux hydrogues le soin de prendre l’initiative… avec l’espoir qu’ils y renoncent. Jusqu’à présent, ils ne s’étaient souciés ni des évacuations, ni des vaisseaux des FTD, ni des installations abandonnées.
« Tenez bon, tout le monde », dit l’amiral Willis d’une voix douce et rassurante.
— Facile à dire pour elle, grommela Brindle après avoir vérifié que son micro était coupé.
Il s’agissait seulement de savoir qui trépasserait le premier.
— Regardez ! lança l’un des pilotes.
Les quatre orbes venaient d’apparaître sur la ligne côtière. Ils continuaient de détruire les conifères géants, les tours d’observation, les habitations vides, les manufactures… Laissant la terre ferme derrière eux, ils s’engagèrent au-dessus des eaux, poursuivant leurs tirs comme s’ils n’avaient pas remarqué qu’il n’y avait plus de forêt en dessous.
Brindle put presque ressentir le désarroi des réfugiés lorsqu’ils s’aperçurent que les hydrogues approchaient.
— Rémoras, soyez prêts à tirer, ordonna-t-il.
Il savait que ce rappel était inutile. Chaque pilote utiliserait ses batteries de défense jusqu’à la dernière parcelle d’énergie dans l’espoir d’infliger quelque dégât aux orbes, avant que ceux-ci les détruisent tous.
— Nous y voilà.
Les sphères de diamant continuaient d’approcher, transformant l’eau en icebergs. Une tempête de vapeur les environnait, indiquant leur progression sur la mer calme.
— Bon sang, qu’est-ce que vous voulez de plus, bande de saligauds ? lâcha Brindle entre ses dents. Vous avez déjà anéanti tout un continent.
Terrifiés, les réfugiés reculaient sur leurs radeaux de fortune. Certains sautaient ou tombaient par-dessus bord, dans l’eau glacée. Mais tous étaient aussi vulnérables.
« À l’attaque, Brindle, transmit Tasia. À nous de jouer. Je suis juste derrière toi. »
En avant de la ligne de défense, les deux premières phalanges de Rémoras bondirent. Des cris de guerre, aussi nombreux qu’inutiles, retentirent sur les fréquences. Les pilotes s’attendaient tous à être annihilés dans les secondes à venir.
Subitement, les orbes de guerre bondirent vers le ciel, ne laissant qu’un sillage de glace sur la mer agitée. Ils grimpèrent jusqu’aux nuages sans avoir attaqué un seul vaisseau des FTD et filèrent dans l’espace, comme s’ils avaient rempli leur mission ou s’ils venaient de s’apercevoir que leur cible ne se trouvait pas sur Passage-de-Boone.
Le cœur gonflé de rage et d’adrénaline, Brindle lança son Rémora à leurs trousses, ses moteurs à pleine puissance, tout en sachant parfaitement que c’était stupide. Il était décidé à les prendre en chasse afin de savoir d’où ils venaient.
Une vingtaine d’appareils vengeurs le suivirent, tels des chiens de berger pourchassant une meute de loups. Ils mitraillèrent la surface cristalline des orbes, mais les faisceaux jazer ricochèrent.
Les Hydrogues ripostèrent avec dédain au moyen d’éclairs bleutés, comme on se débarrasse de mouches importunes. Deux Rémoras explosèrent ; plusieurs autres rompirent le combat pour retourner sur Passage-de-Boone.
Mais Robb Brindle continua la poursuite tout en se maintenant hors de portée de tir – du moins l’espérait-il. En tant que lieutenant-colonel, il assumait ses décisions.
« Escadrons, retournez à vos vaisseaux porteurs afin de récupérer les réfugiés, transmit l’amiral Willis. Le combat est terminé, tout le monde. Les hydreux sont en fuite. »
Brindle ne pouvait en croire ses oreilles.
— En fuite ?
Tandis que les Rémoras faisaient demi-tour, Brindle, les dents serrées, regarda les orbes de guerre qui fendaient l’espace. En poussant ses moteurs à fond, il pourrait maintenir sa filature.
« Bien reçu, M’ame. À tous les Rémoras, suivez les ordres de l’Amiral. Je serai de retour… aussitôt que possible. »
L’accélération fut si brutale qu’elle l’enfonça dans son siège. Ils avaient besoin de renseignements et, après son expérience d’aujourd’hui, les sermons d’institutrice de Sheila Willis ne l’effrayaient plus. Il sortit du système de Passage-de-Boone, toujours à distance de sécurité des hydrogues, mais déterminé à les suivre.
Lorsque Brindle revint au Jupiter deux jours plus tard, les réservoirs de son Rémora étaient quasiment vides, et ses équipements de survie étaient épuisés. Tasia le rencontra sur le pont d’envol du vaisseau amiral, où elle participait à un interminable débriefing des opérations. Bien qu’enchantée et surtout soulagée de le voir en vie, elle n’osa pas se jeter dans ses bras.
Le visage de l’amiral était blême et tiré lorsqu’elle le tança :
— Monsieur, vous avez un commandement ; à ce titre, vous êtes censé être un modèle pour nos pilotes ! Vos exploits auraient pu vous coûter la vie. Cela ne vous coûtera qu’une rétrogradation de quelques galons – à moins que je décide de vous débarrasser de votre uniforme, ou de vous donner un balai et une brosse à dents pour que vous nettoyiez Passage-de-Boone de fond en comble !
Brindle demeura stoïquement au garde-à-vous. Son estomac gargouillait de faim et de soif – même le mauvais café des FTD lui aurait convenu en cet instant. Il se sentait épuisé, mais euphorique.
L’amiral reprit sa respiration, interrompant un instant son sermon. Brindle en profita pour dire :
— Oui, M’ame. Je suis désolé, M’ame. Mais avant de prendre votre décision, vous voudrez sûrement vérifier les données de mon Rémora concernant mon vol de reconnaissance. (Il ne put s’empêcher de sourire.) Voyez, j’ai suivi les orbes de guerre jusqu’à leur planète mère, Amiral. Ils proviennent d’une géante gazeuse ornée des plus beaux anneaux qu’on ait jamais vus. Sur les cartes, elle porte le nom d’Osquivel. Si l’on veut lancer une contre-attaque, c’est là-bas qu’on trouvera l’ennemi.