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NIRA KHALI

Les Ildirans aimaient vivre dans la promiscuité afin de toujours sentir la présence de leurs congénères, et ils avaient conçu les dortoirs des prisonniers humains selon les mêmes caractéristiques. Le foyer de Nira était un grand édifice pourvu de nombreuses couchettes, tables et espaces communs. Les humains y cuisinaient, dormaient et jouaient – lorsqu’on n’avait pas besoin d’eux pour d’autres tâches. Cela ressemblait à une gigantesque famille élargie que l’on aurait entassée sous le même toit.

Nira vivait paisiblement parmi eux. Elle partageait leurs repas, dormait quand ils dormaient… mais, même si on ne l’avait pas consciemment rejetée, elle avait eu du mal à s’adapter. Elle se souciait de ses compagnons de captivité, mais, malgré leur omniprésence, elle ne pouvait échapper encore aujourd’hui à un sentiment de solitude.

Il faisait nuit sur Dobro. Nira était assise en silence, écoutant les bavardages autour d’elle. Dans le coin qu’elle s’était aménagé, elle cultivait des plantes dans des pots de fortune. Elle faisait pousser des fleurs, un petit buisson, des herbes aromatiques. Les plantes lui apportaient du réconfort.

Elle se rappelait toutes les fêtes colorées que donnaient Père Idriss et Mère Alexa dans l’énorme récif de fongus de Theroc. Chaque jour, des ouvriers grimpaient le long des arbremondes pour cueillir les cosses noires à partir desquelles était fabriquée une boisson stimulante, le clee ; ils récoltaient également des épiphytes pour leur jus, et ouvraient des chrysalides de lucanes géants pour leur viande tendre. Des acolytes de prêtres Verts – et parmi eux Nira – escaladaient les troncs cuirassés jusqu’au lacis de la canopée, où ils lisaient à haute voix pour les arbres.

Telles avaient été les meilleures années de sa vie…

Un homme commença à tousser. Sa femme le mit au lit, puis remplit une feuille de demande de médicament. Nira jeta un regard circulaire : en dépit des circonstances, les prisonniers s’évertuaient à former des familles. Ils semblaient croire qu’ils menaient une vie normale.

Sur Dobro, les hommes et les femmes tombaient amoureux, se mettaient ensemble et avaient des enfants – même si une femme pouvait être envoyée à n’importe quel moment aux baraquements de reproduction. Son mari n’appréciait probablement guère la chose, mais il l’acceptait. Ils étaient conditionnés depuis des générations pour vivre selon cet ordre social contre nature.

De leur côté, les hommes devaient s’accoupler avec des dizaines, voire des centaines d’Ildiranes. Les gardes prélevaient le sperme des rebelles d’une façon telle que c’étaient des eunuques qui retournaient au travail…

Leur situation angoissait davantage Nira qu’eux-mêmes. Elle savait que la résistance humaine les poussait à accepter beaucoup de choses. Cependant, ce n’était ni leur force ni leur endurance qui la rendait triste, mais le fait qu’ils aient oublié comment la vie était supposée être.

Bien que la nuit étoilée soit tombée depuis des heures, les lumières ne s’éteignaient jamais dans les chambrées. Selon l’habitude ildirane, l’obscurité était proscrite à l’intérieur des édifices, sauf en cas de punition. Les prisonniers étaient conditionnés pour dormir en pleine lumière. La plupart des enfants étaient déjà allés se coucher, tandis que les adultes restaient éveillés, se délassant ou discutant.

C’était le meilleur moment pour leur parler. Les prisonniers ne savaient presque rien des vaisseaux-générations de la Terre, et ignoraient tout de l’Empire ildiran et de la Ligue Hanséatique terrienne. On ne leur avait jamais enseigné d’où ils venaient, sinon par l’intermédiaire de contes oraux qui ne contenaient que des parcelles de vérité. Nira, qui connaissait les grands cycles épiques humains et La Saga ildirane, trouvait intéressantes ces légendes déformées, durant les rares moments où elle pouvait penser sereinement.

Elle s’avança doucement vers un groupe de sept hommes et femmes assis en cercle qui échangeaient des histoires, des ragots et des plaisanteries. Benn Stoner, un homme à la voix bourrue dont la peau semblait avoir été décapée par le sable, remarqua son intérêt.

— Viens donc, Nira Khali. Quelle histoire nous as-tu réservé, ce soir ?

— Racontes-en une bonne !

— Elle a eu toute une journée au soleil pour inventer encore une de ses absurdes…, commença un jeune homme, mais un regard de Stoner le réduisit au silence.

Nira fit semblant de ne pas avoir entendu. Même si les prisonniers croyaient rarement ses paroles, au moins l’écoutaient-ils. Ses récits aidaient à passer le temps.

— Je vais vous raconter l’histoire de Thara Wen, et comment elle devint la première prêtresse Verte de Theroc. (Elle guetta un instant les sourires de son auditoire, sachant combien ses « pays de fantaisie » les amusaient.) Thara est née sur le Caillié quelques années seulement avant que les Ildirans découvrent le vaisseau-génération et l’escortent jusqu’à la forêt-monde. Theroc était une planète magnifique et tempérée, remplie de nourriture et de ressources. Dès le début, notre colonie fut paisible. Il n’y avait que très peu de crimes, car personne ne manquait de rien.

— Exactement comme sur Dobro, fit remarquer le jeune homme, narquois.

Nira prit une profonde inspiration.

— Non. Pas du tout comme sur Dobro. Mais de temps à autre, sans que l’on sache pourquoi, quelqu’un était aveuglé par les ténèbres. Un tel homme attaqua Thara Wen dans la forêt-monde et la pourchassa avec l’intention de la tuer. Il avait déjà assassiné d’autres personnes. Mais Thara s’enfuit dans les fourrés et s’enfonça au cœur des frondaisons. Les arbremondes la protégèrent en la dissimulant aux yeux de son meurtrier… Ils se joignirent également à elle, l’engloutirent… et établirent un contact.

» Lorsque Thara émergea, ses poils et ses cheveux étaient tombés, et sa peau avait viré au vert éclatant. (Nira se frotta les bras.) Dorénavant, elle avait la capacité de communiquer avec les arbres. Elle pouvait se souvenir de ce que la forêt avait vu, et les arbres lui révélèrent que l’homme comptait plusieurs victimes. Elle retourna à la colonie et l’accusa, en désignant les bosquets sous lesquels il avait enterré les corps. Le criminel – le premier de Theroc – fut condamné à mort. Il fut attaché au sommet de la canopée et laissé là jusqu’à ce qu’une wyverne vienne le tuer.

Certains auditeurs étaient intrigués, d’autres ouvertement sceptiques. Le jeune homme lança une autre plaisanterie :

— Oh, alors ça explique pourquoi ta peau est verte ? Moi qui pensais que tu n’étais qu’une nouvelle sorte d’hybride.

— Un peu plus de respect, le tança Benn Stoner. L’Attitré la sélectionne pour la reproduction plus souvent que n’importe lequel d’entre nous. (Il dit cela comme s’il s’agissait d’un honneur.) Nous te remercions pour ton histoire, Nira.

La jeune fille regagna sa couchette, d’où elle pouvait toujours les entendre discuter. Stoner prit à son tour la parole, perpétuant la tradition orale. Il parla vaguement d’un long voyage, d’un foyer qui n’était pas la Terre mais le Burton. Ils ne savaient même pas…

D’après leur légende, les prisonniers étaient venus en paix sur Dobro, et avaient d’abord connu une vie d’entente et de prospérité avec les Ildirans. Mais un crime terrible, impardonnable – ils étaient incapables de dire lequel – avait poussé les Ildirans à transformer leur colonie en camp retranché. Aucun des captifs ne savait combien de générations seraient encore nécessaires pour racheter ce péché.

Triste pour eux, Nira lança, depuis sa couchette :

— L’existence n’est pas partout comme ici, vous savez. L’univers compte des milliards d’humains, qui vivent sur un nombre incalculable de mondes. Dobro est l’un des pires.

Benn Stoner releva la tête. Il désigna les murs du baraquement et, par extension, les clôtures et le paysage désolé qui ne menait nulle part.

— Dobro est tout ce que nous possédons, Nira Khali. Tes fantaisies ne nous apportent aucun soutien, ici.

Une forêt d'étoiles
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