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LE MAGE
IMPERATOR
Le Mage Imperator avait beau contrôler son empire sous tous les angles, celui-ci partirait en quenouille s’il ne parvenait pas à avoir barre sur Jora’h. La rébellion de son fils aîné ruinerait son œuvre visant à assurer l’avenir de la race ildirane.
Le Premier Attitré n’avait pas supporté la vérité sur le sort de sa stupide maîtresse humaine et sa colère risquait de perturber toute la toile délicate d’arrangements que le monarque voulait protéger avant de mourir. Cyroc’h avait mis du temps à se rendre compte qu’une simple discussion ne suffirait pas à guérir Jora’h. Il avait sous-estimé combien cette fille comptait pour son fils. Les Mages Imperators devaient se soumettre à de cruelles obligations, mais Jora’h n’avait pas été sensible à ces explications.
Les Ildirans acceptaient d’instinct l’omniscience de leur dieu-empereur dispensée par le thisme. Chacun d’eux obéissait, sachant que ces ordres provenaient de la Source de Clarté. À son grand désarroi, Cyroc’h savait désormais que Jora’h ne serait plus aussi malléable que le reste de ses sujets. Il avait montré trop d’indulgence à son égard, et ce pendant trop longtemps. Son fils était aveugle à son propre destin. L’Empire ildiran ne survivrait pas à une telle rupture – surtout maintenant.
D’une manière ou d’une autre, le problème devait être résolu. Et très vite.
Avec détermination, Cyroc’h s’assit dans son chrysalit. Les replis de graisse autour de ses yeux se froncèrent tandis qu’il réfléchissait à la meilleure stratégie à adopter. En un siècle de gouvernance, il avait géré de nombreuses crises. Mais aucune ne l’avait blessé à ce point.
Il devrait soit tuer son fils aîné, soit lui faire voir la lumière.
Depuis leur confrontation, Cyroc’h refusait de tenir audience dans la hautesphère. Au sommet de sa colonne de lumière, son hologramme continuait de regarder d’un air bienveillant les pèlerins qui avaient traversé les sept canaux et gravi les marches menant au Palais des Murmures. Mais Cyroc’h n’était plus capable de donner le change, alors que les doutes tourbillonnaient sous son crâne.
Jora’h avait juré d’embarquer à bord d’un vaisseau pour se rendre sur Dobro. Afin de l’en empêcher, le Mage Imperator retenait tous les appareils au sol. Il était allé jusqu’à interdire aux vaisseaux de commerce de quitter Mijistra, en dépit de ce que cela coûtait à l’économie.
Mais de telles mesures ne pouvaient durer longtemps. Jora’h était plein de ressources, et bien déterminé à se venger. Il trouverait un moyen de mener à bien ses plans, si extravagants soient-ils.
Cyroc’h devait donc agir sans tarder : ses sujets finiraient par percevoir la confusion qui l’habitait – et le doute induisait plus de chaos qu’une mauvaise décision. Les Mages Imperators ne pouvaient s’offrir le luxe de se sentir désarmés.
Des pointes de douleur ne cessaient d’assaillir son système nerveux, comme si les tumeurs se déchaînaient dans son cerveau. Il devait supporter son agonie et ne rien en montrer. Il lui était impossible de prendre des analgésiques, ni même de stimulants comme le shiing : s’ils atténuaient la douleur, ils lui ôtaient toute emprise sur le thisme. Cela, il ne pouvait se le permettre.
D’une voix rauque, il lança :
— Bron’n, aide-moi ! Ramène-moi les assisteurs.
Le garde appela les minuscules serviteurs. Ceux-ci affluèrent en jacassant. Leur existence consistait à dorloter le Mage Imperator. Bron’n se mit au garde-à-vous, la main sur son katana d’apparat. La lame effilée luisait tel un diamant dans la lumière baignant la salle aux murs translucides.
Cyroc’h appuya sur des boutons afin de modifier la forme de son chrysalit. Celui-ci s’inclina vers l’avant de sorte que l’on puisse le déplacer comme un palanquin. Les assisteurs s’affairaient autour de lui ; ils étalaient des baumes sur sa peau, le nettoyaient, ajoutaient couvertures et coussins, lui calaient la tête. Deux d’entre eux peignaient avec amour sa tresse agitée de soubresauts.
Dès qu’ils furent prêts, Bron’n frappa le bout de son katana contre le sol vernissé, et ils s’attelèrent au palanquin.
— Quelle est votre destination, Seigneur ?
Cyroc’h refoula ses tourments en prenant une longue inspiration.
— Je souhaite rendre visite à l’Attitré d’Hyrillka. Emmenez-moi à l’hôpital du palais.
— Comme vous l’ordonnez, Seigneur.
Le cortège impromptu traversa les halls voûtés, puis franchit les chutes d’eau incrustées de joyaux. Courtisans, fonctionnaires et pèlerins le regardaient avec stupéfaction et s’écartaient en hâte sur son passage.
La rumeur de la venue de Cyroc’h le précéda et, le temps qu’il arrive au quartier hospitalier, deux membres du kith médical s’avancèrent, fiers mais intimidés par la présence du Mage Imperator.
— Votre état a-t-il empiré, Seigneur ? s’alarma l’un des médecins.
Il vint le renifler, afin de détecter un éventuel accroissement de son mal.
— Non, je suis venu voir mon fils Rusa’h.
— Son état est stationnaire, indiqua un second médecin. Il repose paisiblement, mais son esprit reste piégé dans le sous-thisme.
— Néanmoins, je veux le voir, rétorqua Cyroc’h, avant de murmurer : Quant à mes propres défaillances, si vous les évoquez encore à haute voix, je devrai vous faire exécuter.
Aujourd’hui plus que jamais, son peuple ne devait rien savoir de la faiblesse de son chef.
Les médecins se regardèrent avec horreur en comprenant leur bévue. Cyroc’h avait une confiance absolue en Bron’n, qui veillerait à ce que ses assisteurs soient assassinés en secret dès cette visite achevée. Une décision inévitable. Nul ne devait révéler sa maladie – pas encore. Le peuple ne devait jamais perdre espoir.
Les assisteurs placèrent le chrysalit à côté de la forme inanimée de Rusa’h de sorte que le Mage Imperator puisse contempler son visage. Celui-ci était potelé, maladif… l’image même de la faiblesse.
Jora’h, l’aîné, s’était toujours montré orgueilleux et satisfait ; un rêveur, naïf et manquant de pragmatisme. Son deuxième fils, l’Attitré de Dobro, était inflexible et d’une fidélité à toute épreuve, même si aucune compassion ne l’habitait. Rusa’h, en revanche, avait vécu dans le luxe et l’insouciance, sans autre occupation que la nourriture, la drogue et son harem. Quand les hydrogues avaient dévasté Hyrillka, il était tombé dans un abîme d’où il n’avait ni la volonté ni la force de s’extraire.
— Tu as toujours été trop mou, Rusa’h… sans aucun cran.
Il commençait à se demander si son fils ne refusait pas de sortir de l’inconscience par pure incapacité d’affronter la réalité.
Dans sa jeunesse, Cyroc’h avait aimé beaucoup de femmes. Pour lui, seuls les fils issus de la noblesse avaient compté. Pourtant, il avait du mal à se rappeler la mère de Rusa’h. En donnant naissance à une nombreuse progéniture, il n’avait fait que fabriquer des instruments au service de l’Empire ildiran… exactement comme lui-même.
Aujourd’hui, Jora’h était l’instrument le plus important de tous.
Si seulement j’avais plus de temps, si la situation n’était pas aussi urgente…
Le Mage Imperator pesta contre sa propre faiblesse – des aiguilles de douleur le transpercèrent, comme si des oiseaux de proie lui déchiraient le cerveau. Il devait extraire Jora’h de sa gangue de naïveté et d’autosatisfaction, lui faire comprendre les nécessités du pouvoir. C’était cruel, mais indispensable. Il n’avait plus de temps pour la compassion.
Il eut un geste brusque en direction de Bron’n.
— Le sort de Rusa’h constitue un avertissement pour nous tous. L’Empire peut supporter la disparition d’un Attitré hédoniste et inutile… mais mon fils aîné est vital à la survie de notre peuple. Je ne prendrai pas le risque de le perdre.
Pour faire bonne mesure, il ordonna l’exécution des deux médecins. Régler les points de détail. De toute façon, il n’en avait plus besoin – que pouvaient-ils faire pour lui à présent ? Quant à Rusa’h, soit il trouverait tout seul la force de survivre… soit il mourrait dans les limbes du sous-thisme. Peu importait.
— Mène-moi à la hautesphère, Bron’n. Je tiendrai audience cet après-midi.
— Vous en sentez-vous la force, Seigneur ? demanda l’un des médecins.
Cyroc’h le regarda de travers.
— Je le dois.
Ce n’est que lorsque Jora’h accéderait lui-même au rang de Mage Imperator que les rayons-âmes du thisme se révéleraient à lui. Alors, tous les plans lui apparaîtraient. Malgré son innocence et son scepticisme, il comprendrait la nécessité de l’œuvre de son père et de tous ses ancêtres avant lui.
Il verrait qu’il n’existait pas d’alternative. Absolument aucune.