19
LE ROI PETER
Peter se demandait si l’expression « défaite mineure » avait un sens quelconque. Il avait revêtu une tenue bleu foncé et gris garnie d’argent pour sortir sur le balcon illuminé par le soleil de la Terre. Un autre terrible devoir à accomplir, qui se répétait bien trop souvent ces dernières années.
La foule se pressait sur la place, océan de visages blêmes au regard levé vers lui. Mais il n’y eut pas d’acclamations assourdissantes. Pas en ce jour. En contrebas, en face de l’immense place du Palais des Murmures, le Pèrarque de l’Unisson dirigeait une longue prière solennelle ; dès qu’il aurait fini, le chef de la religion officielle se retirerait afin de laisser le roi achever la cérémonie politique.
Peter avança à pas lents, les yeux fixés sur ses sujets, leur indiquant de la sorte qu’il partageait leur peine. Il perçut qu’ils retenaient leur souffle tandis qu’il atteignait la balustrade ornée du balcon. L’épais rouleau de crêpe noire attendait, tel un corps enveloppé dans son linceul.
— J’ai fait cela trop de fois, dit-il par-devers lui.
Seul le président – qui l’observait dans le Palais, hors de vue – pouvait l’entendre.
— Et vous aurez probablement à le refaire, répondit ce dernier. Mais le peuple a besoin de voir à quel point cela vous affecte. Regardez le bon côté des choses : chaque désastre crée des héros, et les héros nous aident à nous concentrer sur le combat.
Peter répondit avec un rire aigre :
— Si nous disposons de tant de héros, Basil, les hydrogues n’ont aucune chance de gagner.
Il alluma l’amplificateur vocal et s’adressa à l’assistance :
— Il n’y a pas longtemps, une équipe de surveillance militaire accompagnée d’un escadron a sondé Dasra, une géante gazeuse que nous savions habitée par les hydrogues. Ils tentaient une nouvelle fois d’entrer en contact avec nos ennemis, dans l’unique but de mettre un terme à cette guerre. (Il marqua un temps de silence, et la foule aspira une goulée d’air.)
» La réponse a été brutale et impitoyable. Les hydrogues ont détruit l’un de nos vaisseaux éclaireurs et exterminé trois cent dix-huit humains innocents.
Profitant du murmure de la foule, Peter tira sur le ruban qui retenait la banderole de crêpe noire.
— Ceci rend hommage à la mémoire des victimes de Dasra, et montre que nous n’oublierons jamais. Ni eux, ni leur tentative pour sauver l’espèce humaine.
La banderole tissée de fibres antifrottement se déroula, glissant telle une larme noire sur la façade du Palais des Murmures. Elle était blasonnée d’un chapelet d’étoiles dorées, l’emblème des FTD, le long du symbole de la Terre entouré de cercles concentriques. La bannière pendait lourdement, lestée à son extrémité et insensible aux courants d’air.
Plus tard dans la soirée, des porteurs de torches s’avanceraient jusqu’à la base de l’étoffe noire suspendue. Le feu l’illuminerait brièvement et elle se recroquevillerait jusqu’à ce qu’elle soit entièrement consumée… pour laisser place à de futures bannières de deuil.
Le roi Peter avait déjà remis par décret des médailles posthumes aux éclaireurs tués sur Dasra. Il avait marqué chaque nom et signé chaque acte personnellement. Cela prenait beaucoup de temps, mais Peter considérait cela comme important. Chaque fois cependant, il se demandait à quoi servaient ces opérations militaires.
Le roi Peter s’inclina devant l’assistance et regagna l’intérieur du Palais des Murmures. Basil le rejoignit.
— Nous sommes à l’heure, dit-il. Nous avons sélectionné les plaignants de la salle du Trône, et vos réponses à leurs demandes ont déjà été écrites.
— Bien entendu, grommela Peter.
Basil lui jeta un regard réprobateur, mais Peter n’en tint pas compte. Ce genre de tactique avait cessé de fonctionner sur lui au bout de la première année. Le président glissa :
— Le roi Frederick appréciait toujours le travail en coulisse que l’on effectuait pour lui.
— Excusez-moi si j’essaie parfois de réfléchir par moi-même.
— Votre travail consiste à parler au nom de la Ligue Hanséatique, non à réfléchir.
Basil marchait en direction de la salle du Trône, et Peter le suivait. Sur le chemin, Basil posa un doigt sur son oreillette, indiquant qu’il recevait un appel urgent. Ses yeux gris cillèrent, et il intima à Peter l’ordre de se hâter.
Nahton attendait patiemment à côté d’un surgeon en pot. Discret, OX se tenait derrière le trône, au cas où le roi aurait besoin d’éléments factuels ou de conseils. Basil demeurait à l’extérieur, dans les corridors, occupé à gérer les affaires en souffrance pendant que Peter écoutait les plaignants. Ici, le centre de l’attention était le roi, et non le président.
Lorsqu’il écarta les épais rideaux et émergea dans la salle étincelant d’ors et de miroirs, Peter souriait comme à son habitude. Soudain, il entendit une fanfare, des applaudissements – et se figea.
Une machine noire massive, évoquant un insecte extraterrestre de trois mètres de haut, se dressait au centre de la salle. Le robot klikiss s’était planté, telle une statue inamovible, à distance respectueuse du trône.
Courtisans et gardes royaux attendaient dans la coulisse ; ils observaient Peter avec soulagement, songeant sans doute qu’il saurait réagir à la situation de manière appropriée. Le personnel de sécurité se tenait prêt et tâchait de prendre une allure menaçante… qui ne semblait pas le moins du monde impressionner le robot klikiss. Même Basil avait l’air pris au dépourvu.
Peter déglutit, puis parla en s’efforçant de ne manifester aucune crainte.
— Je vous remercie tous de votre patience pendant que j’effectuais mes douloureuses obligations.
Son esprit s’emballa comme il cherchait les formules appropriées, ainsi qu’OX le lui avait appris. Finalement, il décida de se comporter comme si l’arrivée du robot klikiss n’avait rien d’exceptionnel.
Les agents de Basil devaient se démener pour trouver la réponse qui convenait mais Peter saisit cette occasion pour agir sans instructeur.
— Je suis heureux de souhaiter la bienvenue à un représentant des robots klikiss. Que puis-je faire pour vous ?
À l’audition de ces paroles, la machine caparaçonnée de noir sortit de son immobilité. Ses capteurs optiques vermeils luisirent tels les yeux multiples d’une araignée.
Personne ne connaissait le nombre exact de robots klikiss dispersés dans le Bras spiral. Mais, depuis le début de la guerre, leurs apparitions se faisaient plus fréquentes. Bien qu’ils n’obéissent pas aux ordres des humains, certains d’entre eux se portaient parfois volontaires pour des opérations risquées : de petits groupes de robots localisaient des sites de matières premières vitales, ou travaillaient dans des mines, dans des champs d’astéroïdes ou sur des lunes obscures.
Le robot klikiss s’exprima d’une voix aigrelette, fonctionnelle et dénuée de toute émotion :
— Mon appellation est Jorax. Je me suis présenté devant ce trône une fois déjà, mais le roi était différent… ainsi que l’époque.
— Oui, Jorax, nous nous souvenons.
Peter se pencha en avant. Son visage trahissait son inquiétude.
— J’espère que vous n’êtes pas venu nous rapporter d’autres abus commis par des humains ?
Quelques années auparavant, un cybernéticien dévoré d’ambition avait attiré Jorax dans son laboratoire, dans l’intention de le démanteler et de l’étudier. Cette tentative malavisée lui avait coûté la vie, car il avait activé par accident un système d’autodéfense du robot.
— Non. Autre chose m’amène ici.
Peter réprima un froncement de sourcils d’appréhension. OX restait attentif, mais n’avait aucune suggestion à proposer. À côté du trône, Nahton relayait sans bruit les événements à travers le réseau de la forêt-monde, à la manière d’un sténographe. Peter aperçut Basil à l’abri d’une alcôve, qui écoutait intensément.
— Nous, robots klikiss, préférions demeurer neutres, poursuivit Jorax, mais cela n’est plus possible aujourd’hui. Le conflit avec les hydrogues n’affecte pas seulement les humains et les Ildirans, mais tout le Bras spiral. Par conséquent, nous nous sommes concertés. Nous n’avons aucun souvenir de nos créateurs, mais nous ne souhaitons pas que vos deux espèces s’éteignent, comme c’est arrivé aux Klikiss voici des millénaires.
Les capteurs optiques de Jorax étincelaient. Le silence était tombé sur la salle du Trône tandis que les courtisans et les gardes écoutaient, stupéfaits. Prudemment, Peter attendait qu’il en vienne au fait. Il dit simplement :
— Merci de vous inquiéter pour nous, Jorax.
— Nous en avons conclu que notre meilleure contribution consisterait à améliorer vos robots. Avec les modifications adéquates, vos compers pourraient se transformer en combattants et en ouvriers, et de ce fait augmenter votre productivité et votre force armée. Pour le moment, ils sont trop primitifs pour servir efficacement dans ces domaines.
Peter savait qu’il ne pourrait décliner une telle offre. Si des compers suffisamment habiles et autonomes pouvaient remplir le rôle de soldats, alors de nombreuses vies humaines – tels ces soldats des FTD tombés récemment au champ d’honneur sur Dasra – seraient épargnées. Toutefois, cette idée le mettait mal à l’aise. Les robots klikiss avaient toujours été si… énigmatiques.
Incapable de se contenir davantage, Basil grimpa sur l’estrade à hauteur du trône. Il recouvra cependant rapidement ses esprits et descendit de deux marches afin de se tenir en dessous de Peter, comme le protocole l’exigeait.
— Votre Majesté, dit-il, l’offre des robots klikiss paraît bien intentionnée. Il faut se réjouir de cette fantastique occasion. Je recommande fermement d’accepter leurs conseils et leur assistance.
La mine sombre, Peter profita de ce qu’il était en public :
— Je prendrai en considération l’avis des administrateurs de la Hanse, monsieur le Président. Mais, en dernier ressort, une telle décision relève du roi.
Jorax fit alors une proposition si inouïe que Peter se rassit, stupéfait.
— Afin de prouver notre sincérité, je me porte volontaire pour être analysé par vos cybernéticiens. (Il fit une pause, puis bourdonna.) De nombreux mystères concernant nos créateurs demeurent irrésolus, y compris de nous-mêmes. Nous souhaitons comprendre, tout comme vous. Pour cette raison, j’autorise que l’on me dissèque – que l’on me démantèle –, dans l’espoir que les humains puissent apprendre et reproduire la technologie klikiss.
Un murmure parcourut la salle du Trône. Jusqu’à présent, les robots klikiss avaient toujours refusé de répondre aux questions sur leur nature et s’étaient opposés à ce que l’on scrute leurs systèmes.
— Vos semblables seront-ils capables de vous… réassembler une fois que nous aurons fini de vous étudier ? demanda Peter.
— Non. Les éléments pourront être réparés, mais l’entité consciente disparaîtra. Définitivement. Cependant, après des milliers d’années d’existence, nous pensons que le temps est venu pour nous de poursuivre un nouveau but.
— Monsieur le Président ? Cela vous satisfait-il ? demanda Peter avec une pointe de respect.
Habilement, il demandait l’approbation de la Hanse avant que Basil ait pu prendre la parole et lui ordonner de passer cet accord. Basil opina avec vigueur. Pour la Hanse, il s’agissait d’une véritable mine d’or, ouvrant la voie à de nouvelles avancées technologiques.
— Très bien, Jorax, dit le roi. La Ligue Hanséatique terrienne est heureuse d’accepter votre offre.