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JESS TAMBLYN
Tel un splendide papillon, l’écumeur de nébuleuse étendit ses ailes, déployant leur étoffe d’une finesse microscopique à travers des milliers de kilomètres carrés d’espace. Au centre de la nuée, des étoiles nouvellement nées émettaient des photons dans le gaz diffus qui arrachaient des électrons à leurs atomes en laissant une rémanence de volutes pastel rose, bleu et vert pâle.
Tandis qu’elle louvoyait au cœur de la nébuleuse, l’immense écope puisait la poignée d’atomes que contenait chaque mètre cube de vide : de l’hydrogène ionisé ou non, mélangé à des traces d’oxygène, d’hélium, de néon et d’azote. La voile incurvée drainait les molécules capturées à la manière d’un statoréacteur, les condensant en filets d’hydrogène avant d’en traiter l’ekti puis d’en filtrer les sous-produits. La matière première était rare, mais remplissait un océan aussi vaste que l’espace qui séparait les étoiles.
Reliés par des entrecroises et des filins, le petit habitacle de Jess ainsi que l’usine de traitement étaient suspendus à la voile diaphane. En remorque, mus par la pression des photons qui frappaient la surface réfléchissante de la voile, se trouvaient des condensateurs et des filtres légers, ainsi qu’un réacteur d’ekti compact conçu par Kotto Okiah.
D’autres écumeurs sillonnaient la nébuleuse, dont le volume se comptait en années-lumière. Telle une flotte de navires-usines pêchant dans des eaux poissonneuses, les vaisseaux éthérés naviguaient loin les uns des autres, mais restaient en contact radio. La plupart des pilotes entretenaient de longues conversations ou jouaient à des jeux de stratégie, qui s’éternisaient à cause des distances.
Jess, lui, préférait la solitude, où il pouvait méditer à son aise. Au fond de lui, il appartiendrait toujours à Cesca, mais dans la réalité ils étaient destinés à être séparés.
Il y a longtemps que j’aurais dû me marier avec toi.
Il avait été stupide, et tous deux s’étaient trop inquiétés des conséquences hypothétiques d’une telle alliance. Leur mariage aurait-il réellement déshonoré la mémoire de Ross ? Cela aurait-il distrait à ce point Cesca de ses devoirs concernant la guerre ? Il ne le croyait pas, mais il était trop tard aujourd’hui. En fait, leurs amours compliquées les avaient empêchés de penser sereinement. Il n’avait pas vu le Guide Lumineux assez clairement.
À présent, Cesca devait avoir accepté la demande de Reynald. Vagabonds et Theroniens partageraient bientôt leurs ressources à leur bénéfice mutuel, et affronteraient ensemble les adversaires qui menaçaient de les détruire ou de les absorber.
En attendant, Jess dérivait seul dans un océan de gaz évanescents. Les ondes de plasma les plus violentes ou les ouragans ioniques étaient si légers qu’il ne les percevait même pas.
Jess se glissa par une écoutille dans l’une des chambres de traitement situées sous l’habitacle. Les contrôles de routine lui permettaient de passer le temps.
L’élément principal de la nébuleuse, en particulier des tourbillons extérieurs, était l’hydrogène pur. Les écumeurs pompaient le gaz collecté à travers les réacteurs d’ekti à haut rendement.
Selon les relevés des sondes embarquées, il traversait depuis plusieurs jours une concentration de vapeurs composée non seulement d’hydrogène, mais aussi d’hydroxyle et de dioxyde de carbone, ainsi que de traces de monoxyde de carbone et d’oxygène ionisé. Il y avait en outre une présence significative d’eau, chose inhabituelle dans les nuages interstellaires.
Ayant passé sa jeunesse dans les puits de Plumas, Jess était conscient de la valeur de l’eau pour les colonies orbitales. Les Vagabonds l’utilisaient non seulement pour boire, mais aussi à l’intérieur des serres hydroponiques ; on pouvait également l’électrolyser en hydrogène et en oxygène, puis la recombiner en peroxydes, en carburant pour fusée, et même en lubrifiants. Nul ne pouvait se permettre de négliger une telle ressource.
Jess disposait de temps pour réaliser les modifications qu’il voulait ; il reconfigura les filtres moléculaires et bricola un conteneur annexe afin de récolter le nouvel élément. Optimiste et ambitieux, il fabriqua un cylindre de plusieurs centaines de litres, même si, compte tenu de la densité du nuage, il ne récolterait qu’une molécule d’eau ou deux par mètre cube.
Cette besogne garda son esprit occupé, le distrayant du chagrin occasionné par la perte de Cesca.
Jess voguait au milieu des vapeurs légères éclairées par des photons égarés provenant d’étoiles lointaines. Les réacteurs d’ekti ronflaient, avalant des goulées d’hydrogène raréfié, pendant que les distillateurs en extrayaient goutte à goutte l’eau cosmique.
Ainsi que le voulait la tradition des Vagabonds, Jess brodait des motifs claniques sur ses vêtements, entrelaçant des symboles complexes qui représentaient les branches de sa famille. Hélas, celles du clan Tamblyn semblaient avoir été élaguées.
Au cœur de sa solitude, Jess passait des heures assis, à coudre les dessins de mémoire. Si les choses s’étaient déroulées différemment, la chaîne des Tamblyn aurait rejoint celle des Peroni pour former un arc-en-ciel multicolore qui aurait recouvert les poches et les manches de sa combinaison. À présent, le motif de son clan prenait fin avec lui.
À côté des motifs figurant ses oncles, Tasia représentait la seule branche active. Peut-être la poursuivrait-elle. Beaucoup de jeunes Vagabonds seraient ravis de la prendre pour compagne, si elle survivait à son escapade dans l’armée terrienne.
Ah, combien il haïssait les hydrogues ! Ross… Tasia… Cesca… Un jour, la guerre prendrait fin, mais la vie ne serait plus jamais la même. Un jour peut-être, il prendrait un nouveau départ et dessinerait son propre motif selon la nouvelle direction que prendrait sa vie.
Mais pas aujourd’hui. Pas avant longtemps.