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ZHETT KELLUM
À la suite de la sanglante bataille d’Osquivel, les débris de vaisseaux continuèrent de se consumer pendant des jours. Les hydrogues s’étaient retirés dans les nuages de la géante gazeuse, et ce qui restait des Forces Terriennes de Défense s’était hâté de fuir cahin-caha.
Six heures plus tard, les Vagabonds commencèrent à émerger de leurs cachettes au sein des anneaux.
« Il est temps de reprendre le cours de notre vie, bon sang ! lança Del Kellum par radio. Bien sûr, je plains la mort de ces Terreux – mais voyons si nous pouvons sauver quelque chose de ce gâchis. »
Zhett remonta ses cheveux noirs en chignon, puis passa un sous-vêtement chaud avant d’aller dans un vestiaire revêtir une combinaison spatiale et d’embarquer dans un cramponneur. Son père et elle s’enfoncèrent au cœur du champ de bataille, avec les autres vaisseaux de récupération. Des dizaines de petits véhicules avides de se remettre à la tâche émergeaient des cratères où ils s’étaient dissimulés.
Confortablement assise dans son appareil, Zhett manipulait les bras articulés comme s’il s’agissait de ses propres membres. Chez elle, piloter était une seconde nature. Chacun de son côté, le père et la fille cherchaient des trésors au milieu des débris.
Les épaves jonchaient le vide, promettant une riche récolte aux gitans de l’espace assoiffés de ressources. Les lambeaux d’air congelé évoquaient la brume de condensation que le souffle produit dans le froid. Un Mastodonte éventré dérivait, sans aucun signe de vie. Dans un vaisseau aussi massif, des cloisons avaient dû sceller certaines parties et protéger quelques membres d’équipage ; cependant, les impacts avaient certainement anéanti les systèmes de survie. Des modules-bouées avaient été lancés pour être récupérés au cours de la retraite ; dans la débâcle, beaucoup avaient été oubliés.
Zhett mordilla sa lèvre inférieure, agacée par la sempiternelle prudence de son peuple. S’ils avaient quitté les anneaux plus tôt, ils auraient peut-être pu sauver quelques naufragés. À présent, il était probablement trop tard.
Elle ouvrit la fréquence cryptée de son père :
« Tu ne crois pas que les Terreux reviendront chercher leurs vaisseaux ? Ou du moins rapatrier leurs morts ?
— Ils sont frappés de terreur, ma chérie. Il ne faut pas compter les revoir avant un bon moment. Ils doivent présumer que les hydreux ont emporté les épaves dans les nuages ou les ont détruites. »
Zhett était surprise de voir l’empressement avec lequel les militaires terriens avaient abandonné leurs camarades. Mais cette bataille n’avait rien eu de traditionnel. Les humains, totalement défaits, avaient tout juste pu tenter de sauver leur peau. S’ils s’étaient arrêtés pour emporter leurs morts, aucun d’eux n’en aurait réchappé.
La jeune fille songea au nombre de Vagabonds tués par les hydrogues lors des attaques des stations d’écopage. Longtemps auparavant, sa mère et son petit frère avaient péri dans un accident dû à la rupture d’un dôme. Elle se rappelait encore les funérailles, même si elle n’avait alors que huit ans : les trente victimes avaient été enveloppées dans des draps brodés, puis on les avait placées sur une orbite très au-dessus de l’écliptique, où elles dériveraient pour l’éternité : d’authentiques Vagabonds portés par les caprices de la gravité ainsi que par leur Guide Lumineux.
Les cramponneurs s’étaient dispersés le long des carcasses. Leurs pilotes les scannaient, à la recherche de signaux de détresse ou de modules-bouées actifs. Ils pouvaient prendre les épaves une par une, les démanteler ou les réparer selon leurs dommages. C’était l’occasion pour les ingénieurs de Kellum d’apprendre les dernières technologies des FTD. Les épaves constituaient une source de métaux et de composants électroniques susceptibles d’être cannibalisées.
Zhett et son père s’étaient déjà mis d’accord sur la nécessité de reconstruire les chantiers spationavals au plus vite. Le clan Kellum ne pourrait pas toujours se cacher.
Les Vagabonds avaient échappé à une première détection mais, si les Terreux revenaient nettoyer le coin, les chantiers seraient terriblement visibles. Nul doute qu’après leur défaite retentissante, l’armée réagirait avec virulence, en quête d’un bouc émissaire – surtout s’ils constataient la façon dont les gitans de l’espace avaient récupéré leurs vaisseaux.
Néanmoins, aucun Vagabond ne pouvait laisser autant de matériau se perdre.
Plusieurs vaisseaux de guerre avaient également été endommagés ou détruits, mais la plupart des débris étaient retombés dans les profondeurs nuageuses d’Osquivel, et Zhett n’avait aucune intention de pousser ses investigations là-bas. Cependant, si elle parvenait à mettre la main sur l’un de leurs vaisseaux, elle imaginait ce que les Vagabonds pourraient en tirer…
Tandis qu’elle manœuvrait son cramponneur, elle passa en revue les épaves et nota les plus aisées à remorquer. Elle dépassa des corps humains gelés, les tissus boursouflés par la décompression explosive. Certains, brûlés et mutilés, étaient morts avant d’avoir été éjectés dans l’espace ; mais d’autres s’étaient débattus dans les affres de l’agonie pendant que leurs vaisseaux sanguins éclataient en une hémorragie massive.
Les premiers cadavres lui soulevèrent le cœur, mais elle se concentra sur sa besogne. Elle n’aurait rien pu faire pour ces soldats qui avaient choisi sa planète pour champ de bataille. Les Vagabonds ne désiraient que la tranquillité. Était-ce trop demander ?
Elle inventoriait avec soin les restes d’un croiseur Manta. D’autres équipes s’étaient déjà amarrées à la coque du Mastodonte. Des cargos s’étaient branchés sur les réservoirs d’ekti et les vidaient jusqu’à la dernière goutte.
« Puisque les Terreux volent notre carburant, nous n’avons pas à nous sentir coupables, émit l’un des techniciens.
— Je doute qu’aucun de ces gens ait mérité un tel sort, même si c’étaient des pirates, répondit Zhett d’une voix atone. Croyez-moi, je sais que nous ne pouvons pas laisser perdre tout ça. Mais il n’y a pas de quoi jubiler. Pensez à ce que cela a coûté. »
Un silence gêné tomba sur la fréquence. Del Kellum intervint :
« Ma fille a mis le doigt dessus. Nous n’avons pas à pavoiser, bon sang. Les hydreux sont aussi nos ennemis. »
Pendant que les équipes les mieux équipées s’occupaient des plus gros vaisseaux, Zhett mena son cramponneur hors de la concentration principale de débris. Les explosions et les manœuvres de fuite désespérées avaient dispersé des morceaux d’épave sur des trajectoires erratiques, et elle ne voulait pas rater l’un de ces trésors cachés au sein du vide.
C’est alors que la jeune fille tomba sur un signal de détresse, une balise automatique qui pulsait si faiblement qu’elle ne l’avait pas remarquée avant de se trouver juste au-dessus. Elle orienta les projecteurs de son cramponneur. Il s’agissait d’un module-bouée monoplace tout cabossé qui s’était éjecté d’un croiseur. Bien que ses systèmes aient l’air très abîmés, il y avait un signe de vie à bord. Sa coque réfléchissante, roussie et balafrée, laissait fuir de l’air. Elle n’en avait plus pour longtemps.
Zhett transmit son message par la fréquence standard des FTD, bien qu’elle ne soit pas sûre que le passager puisse l’entendre :
« Salut ! Je t’ai… Tu peux te détendre, on va te tirer de là tout de suite. »
Aucune réponse ne lui parvint, et elle se demanda si le module-bouée disposait d’assez d’énergie pour faire fonctionner un transmetteur. Ou peut-être le survivant était-il inconscient ou blessé.
Au moyen de ses propulseurs d’appoint, Zhett amena son vaisseau dans l’alignement du module-bouée, puis fit coïncider leurs vitesses respectives. Une fois immobile, elle l’agrippa. Son cramponneur n’était pas conçu pour transporter des passagers : si les systèmes de survie du module-bouée étaient tombés en dessous du seuil critique, son occupant ne tiendrait sans doute pas assez longtemps pour qu’elle le ramène en vie jusqu’à l’abri le plus proche.
« D’accord, l’ami… Si tu ne peux pas m’aider, je vais le faire en solo », émit-elle, espérant qu’il pouvait encore l’entendre.
Elle fit pivoter avec soin le module-bouée afin d’ajuster les deux sas. C’était un travail délicat, qui réclamait une précision absolue. Du dos de la main, elle s’épongea le front, puis réessaya… et réussit enfin.
Une fois qu’elle eut équilibré la pression et ouvert l’écoutille, une puanteur fétide la submergea. Après autant d’heures de confinement, l’air du module s’était corrompu, mais il semblait bien que la personne à l’intérieur respirait toujours. Zhett aperçut du sang, pareil à des taches de rouille sur la paroi de métal. Alors, elle entendit un soupir de soulagement – ou peut-être juste d’épuisement…
Elle s’avança et attrapa l’homme en uniforme par les épaules. Il s’agissait d’un jeune soldat au visage avenant. Elle remarqua son grade – un commandant. La plaque d’identité collée sur sa poitrine indiquait son nom : Fitzpatrick.
Celui-ci ouvrit des yeux troubles. Son flanc et son bras gauche avaient été mutilés, et du sang suintait de multiples blessures. Il tenta de fixer son regard sur le visage de la jeune fille.
— Après avoir affronté ces démons, murmura-t-il, comme c’est bon de voir un ange…
Puis il perdit plus ou moins connaissance.
Zhett lui fit avaler un peu d’eau. Elle le tira dans son cramponneur, grimpa à sa place et ouvrit la fréquence collective :
« Je reviens au complexe principal. J’ai récupéré un truc qui nécessite des soins. »
En tout et pour tout, à peine une trentaine de survivants furent sauvés des vaisseaux de guerre, ainsi que deux autres soldats de modules-bouées. Les équipes récupérèrent également des dizaines de compers en état de marche qui pouvaient être reprogrammés, y compris des modèles de Soldats. L’un dans l’autre, c’était une bonne prise.
Zhett s’occupa de Patrick Fitzpatrick avec les instruments de premiers secours dont était pourvue chaque station des chantiers. Kellum avait rejoint sa fille. Il semblait accepter la situation malgré ses réticences :
— Je savais que ça allait nous causer des problèmes. Je n’aime pas qu’il y ait des Terreux ici, mais je suppose que nous n’avons pas d’autre choix que de nous en occuper.
— Tu aurais préféré le laisser dériver jusqu’à ce que mort s’ensuive ?
— Ça n’aurait pas été long. (Elle lui jeta un œil mauvais, mais il leva les mains en un geste d’apaisement.) Je te taquinais, ma chérie. Mais tu as conscience du dilemme qu’il faudra gérer, dès que les Terreux se seront remis ?
— La plupart d’entre eux ont l’air en bonne santé, répondit Zhett. Ils n’ont pas besoin d’assistance médicale.
Del Kellum lui lança un regard qui en disait long.
— Oui, mais ce n’est pas le problème. Si nous voulons garder nos secrets, il ne faut pas laisser ces soldats retourner sur Terre. Plus jamais.