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ANTON COLICOS

— J’ai une proposition qui devrait vous plaire, annonça Vao’sh. Les techniques de vos conteurs traditionnels m’intéressent fort. Voyons si l’on peut recréer certaines d’entre elles.

Le remémorant l’emmena au bord de la mer, sur un plateau battu par les vents s’élevant à une douzaine de mètres au-dessus d’une crique abritée. La brise était tiède, et Anton décela la saveur aigre de plantes aquatiques, grandes fleurs orange agglutinées qui évoquaient un croisement entre des lis et des rubans de varech.

Jacassant et gesticulant, des assisteurs vinrent à leur rencontre et empilèrent un monceau de bois flotté sur quelques morceaux d’amadou. Ils y mirent le feu et reculèrent devant les flammes naissantes. Puis les petits serviteurs s’égaillèrent.

Les deux historiens, seuls à présent, s’assirent sur des coussins de mousse. Sur le sable doux, le feu s’élevait en dansant.

— N’est-ce pas le lieu idéal, remémorant Anton ? Narrer des légendes autour d’un feu de camp, au bord de la mer ?

Anton sourit.

— Bien sûr, mais vous oubliez un élément essentiel – ces histoires doivent être racontées dans l’obscurité, non à la lumière du jour.

Vao’sh frissonna.

— Ce genre de chose ne plaît guère à un Ildiran.

Le jeune homme se pencha vers le foyer en se frottant les mains.

— On s’en accommodera.

Il se rappelait qu’enfant, il veillait tard pour écouter ses parents raconter des histoires à la lueur du feu, dans le camp archéologique de Pym. Il ressentit une pointe de tristesse et espéra qu’ils allaient bien. Il était peu probable qu’il reçoive de leurs nouvelles ici, sur Ildira.

Il inspira profondément.

— Avant l’apparition de l’écriture, commença-t-il, les conteurs s’asseyaient de préférence autour d’un feu. Ainsi, ils étaient à l’abri, car les loups, les ours des cavernes et les tigres à dents de sabre craignaient les flammes. Ces conteurs évoquaient des géants fabuleux, des monstres ou des prédateurs qui enlevaient les enfants à leur mère. (Anton sourit.) Ils racontaient également des histoires de héros, de guerriers ou de chasseurs de mammouths qui étaient plus forts et plus courageux que n’importe qui… Ils utilisaient ces récits pour fabriquer une trame qui rendait les mystères du monde intelligibles. Leurs histoires formaient le caractère des humains.

Du promontoire où ils se trouvaient, Anton remarqua que des formes sombres et luisantes évoluaient dans les eaux. Vao’sh contempla la mer.

— Il s’agit de l’un des nageurs d’une équipe de récolte qui revient avec le changement de marée.

Par sa souplesse et sa résistance, le kith des nageurs rappelait à Anton l’espèce des loutres, qui semblaient toujours transformer en jeu leur dur labeur.

— Les nageurs sont dotés d’une fine fourrure qui recouvre une couche de graisse sous-cutanée, indispensable pour conserver la chaleur dans les courants froids, expliqua Vao’sh. Notez leurs grands yeux. Ils possèdent une membrane transparente supplémentaire qui leur permet de voir parfaitement sous l’eau. Leurs oreilles se replient sur leur crâne lisse, et leur nez est placé en haut afin que leurs narines restent hors de l’eau quand ils nagent en surface.

— À quoi servent ces paniers qu’ils remorquent dans leur sillage ?

— Les nageurs récoltent du varech, des coquillages, des œufs de corail. Certains d’entre eux surveillent des bancs de poissons qu’ils font paître.

— Des bergers des mers…

Les lobes faciaux du remémorant s’illuminèrent d’une symphonie de couleurs à la lueur du feu qui crépitait.

— Une analogie pertinente. Les nageurs vivent sur de grands radeaux ancrés dans le fond sous-marin. Dès que les bancs de poissons se déplacent ou que les forêts d’algues en dessous ont été nettoyées, ils tranchent les amarres et partent à la dérive vers d’autres sites océaniques.

Anton secoua la tête.

— Je ne m’habituerai jamais à une telle variété de kiths. Comment pouvez-vous tous les connaître ?

— Pour moi, il est incroyable que les humains paraissent aussi identiques entre eux. Comment parvenez-vous à vous distinguer les uns des autres ?

Anton ramassa une branche avec laquelle il repoussa les braises au milieu du foyer.

— Vous avez seulement besoin de vous habituer à nous, Vao’sh.

Le remémorant fit un geste en direction des nageurs, qui transportaient leurs filets jusqu’à des entrepôts où l’on récupérait leur pêche.

— Je connais une histoire de La Saga des Sept Soleils à propos des nageurs.

— S’agit-il d’une histoire de fantômes, d’un conte horrifique qui s’apprécie autour d’un feu de camp ?

Le visage du remémorant passa par une palette de couleurs.

— C’est une histoire d’amour… en quelque sorte. Il existe un kith reptilien qui travaille au cœur des déserts les plus desséchés. Les squameux sont capables de survivre des mois durant avec très peu d’humidité. (Vao’sh sourit.) Donc, vous vous doutez que l’amour entre Tre’c l’ouvrier squameux et Kri’l la nageuse ne pouvait qu’être voué à la tragédie.

Le front d’Anton se plissa.

— Je croyais que les kiths ildirans se croisaient volontiers ?

Vao’sh eut un geste de dédain.

— Oh, nous n’avons pas de préjugés contre les métissages. Tout de même, une idylle entre un squameux et une nageuse était condamnée de par leur nature même. Nul ne peut dire aujourd’hui ce qui les a attirés l’un vers l’autre. Tre’c et Kri’l connaissaient les difficultés qu’ils devraient affronter, néanmoins ils ne voulurent pas être séparés. Tre’c ne pouvait supporter l’eau salée de l’océan, et Kri’l survivre dans l’aridité du désert.

» Bref. Tre’c construisit sa maison sur une plage rocheuse, à l’abri des vagues les plus hautes. Kri’l ancra son radeau dans une crique près de la plage. Là, ils pouvaient s’appeler et discuter. Chacun d’eux ne pouvait supporter l’environnement de l’autre qu’une heure par jour, mais cette heure passée ensemble leur donnait plus de joie qu’une vie passée avec n’importe qui d’autre.

» Tre’c et Kri’l vécurent plusieurs années de bonheur, jusqu’à ce qu’un jour une grande tempête s’abatte sur la crique et la plage, projetant le radeau de Kri’l sur les rochers et détruisant l’abri de Tre’c. Tous deux restèrent enlacés tandis que les bourrasques et les vagues les drossaient. Les falaises s’effondrèrent, le sable et les rochers roulèrent en avalanche, l’océan les précipita sur la plage. Et la terre et la mer les avalèrent.

» Leurs corps ne furent jamais retrouvés, mais parfois…, conclut Vao’sh, le visage semblable à un lever de soleil, des promeneurs tombent sur un bout de plage désert où l’eau vient lécher le sable sec. Là, il leur arrive d’apercevoir deux paires d’empreintes de pas, celles d’un squameux et d’une nageuse marchant côte à côte sur la grève, l’un sur le sable sec, l’autre dans l’écume humide.

Le feu continuait de crépiter. Anton se laissa aller en arrière sur le sol moussu.

— Quel récit merveilleux, Vao’sh. (Il réfléchit à la meilleure façon de tourner son histoire avant que le feu s’éteigne.) Maintenant, c’est à mon tour de raconter.

Une forêt d'étoiles
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