85

TASIA TAMBLYN

Tandis que les vaisseaux de guerre terriens prenaient position autour d’Osquivel, Tasia parcourait avec angoisse les mesures des sondes tactiques. Elle tâchait de ne pas montrer son intérêt, mais heureusement rien d’anormal n’avait été relevé. Elle ne constatait aucun indice de présence des chantiers spationavals. Aucun signal douteux provenant des anneaux n’avait attiré l’attention. Elle n’avait plus de nouvelles d’EA, mais son comper semblait avoir réussi à avertir Del Kellum à temps.

Tasia soupira longuement et remercia son Guide Lumineux. Voilà un problème réglé. Elle pouvait se concentrer sur celui de Robb Brindle.

— Général ? lança-t-elle avec un bref salut quand elle pénétra sur la passerelle de commandement du Goliath. Demande permission de me rendre sur le pont d’envol afin d’inspecter le vaisseau estafette.

Lanyan se gratta le menton.

— Dans quel but, commandant ? Vous n’avez pas mieux à faire à bord de votre vaisseau ?

— Je veux… j’aimerais échanger quelques mots avec le lieutenant-colonel Brindle avant qu’il soit envoyé en mission.

Elle déglutit péniblement, et espéra que son visage ne trahissait pas ses émotions. Comme si je pouvais avoir une conversation sensée avec lui.

De l’autre côté du pont, Patrick Fitzpatrick eut un rire sarcastique.

— Elle veut lui donner un baiser d’adieu, Général.

Le regard de Lanyan passa de Fitzpatrick à Tasia, comme si les pièces d’un puzzle se mettaient en place.

— Permission accordée – mais ne soyez pas trop longue. Le lieutenant-colonel Brindle devrait utiliser ce temps-là pour se préparer, et vous devriez retourner à votre croiseur. J’ai besoin d’officiers au mieux de leur forme, avec l’esprit clair.

La jeune femme quitta la passerelle sous les regards de l’équipage. Certains étaient chargés de compassion, d’autres arboraient un sourire entendu. Chacun croyait dur comme fer que la tentative de communication était vouée à l’échec. Robb avait subi une formation diplomatique de base. Toutefois, personne ne pouvait présumer de la réaction des hydrogues. Il s’agissait d’un acte symbolique, et le jeune officier idéaliste serait probablement l’agneau sacrificiel.

Brindle, ton Guide Lumineux doit être une naine brune…

Tasia prit un ascenseur jusqu’au pont d’envol. Elle le trouva encombré d’une foule venue assister aux ultimes préparatifs. L’uniforme de Robb était immaculé – comme si les hydrogues pouvaient se laisser impressionner par une tenue… Il affichait un sourire de fierté tandis qu’il se tenait devant l’engin expérimental.

Ce dernier ressemblait à une vieille cloche de plongée utilisée pour explorer les océans terrestres, une sphère avec des parois blindées et des systèmes de manœuvre capables de fonctionner dans les conditions de pression extrême qu’il allait subir dans les profondeurs de la géante gazeuse. De minuscules hublots ronds composés de cristaux renforcés de polymère ponctuaient le pourtour extérieur, permettant la vision dans tous les sens.

Le vaisseau estafette avait pour fonction d’ouvrir une voie de communication, non d’effrayer les hydrogues. Robb l’avait expérimenté jusqu’à devenir expert dans son maniement. Il affirmait qu’il volait comme une brique, mais que cela suffirait amplement. L’appareil ne comprenait aucun système défensif ; de toute façon, les armes conventionnelles avaient démontré leur inefficacité contre les orbes de guerre avec leurs coques de diamant.

Tasia aurait voulu s’avancer pour l’embrasser, mais la présence de tous ces Terreux rendait cela impossible. Tout le monde sifflait et applaudissait, lançait des encouragements et des félicitations. Robb lui sourit. Ses yeux noisette brillaient. Il leva la main, mais Tasia demeura muette, de crainte de perdre le peu de contrôle qu’elle possédait encore sur elle-même.

La nuit précédente, les deux amants avaient fait coïncider leurs pauses respectives. Robb avait compté passer une bonne nuit de sommeil, mais Tasia ne l’avait pas laissé dormir… Hélas, leur discussion avait dégénéré en dispute, nourrie par leur angoisse mutuelle.

« Je ne vais pas me dégonfler à la dernière minute, avait dit Robb. Les FTD comptent sur moi. Il n’y a personne de plus qualifié que moi – plus maintenant.

— Personne n’est qualifié. Un point c’est tout. Écoute, je suis une Vagabonde, j’ai toujours vécu en prenant des risques. Mais ça, c’est du suicide. Il n’y a aucune raison que cette mission réussisse.

— Eh, je n’abandonne pas toute espérance. Tu sais que si cela vire à la guerre totale, les hydrogues nous pulvériseront. (Il avait tenté de la faire fléchir avec un large sourire.) D’accord, j’admets que mon plan n’est pas des plus sûrs.

— Pourquoi ça devait être toi ? Je ne veux pas te perdre ! », avait-elle lancé, avant de se reprendre.

Son père était un tyran incapable d’affection, et elle avait à peine connu sa mère. Ses frères avaient constitué sa seule compagnie, mais ils étaient beaucoup plus âgés et elle avait dû se montrer aussi fruste qu’eux pour s’imposer.

Au cours de cette nuit, la terreur de perdre Robb, pour lequel elle nourrissait des vrais sentiments, l’avait envahie. Stupidement, elle l’avait accusé de tous les maux, mais il n’avait pas répondu. Au lieu de cela, il l’avait prise dans ses bras et l’avait bercée. Puis ils avaient fait l’amour avec un mélange de douceur et de désespoir – l’un des meilleurs moments qu’ils aient jamais passé ensemble.

Au matin, le quart était arrivé trop tôt. Ils avaient à peine eu le temps de sauter dans leur uniforme et de gagner leur poste. D’un accord tacite, ils ne s’étaient dit au revoir ni l’un ni l’autre.

Sur le pont de lancement, les officiers de vol refoulèrent la masse de soldats curieux :

— Laissez-le respirer ! Il va grimper dans son nouveau loft.

— Fais-leur-en voir, Brindle ! cria quelqu’un.

Avant de s’engouffrer dans la cabine, Robb fit un salut silencieux mais chaleureux qu’il destinait à Tasia seule. Celle-ci dut cligner des yeux, soudain embués de larmes.

Alors, sans se soucier des officiers de sécurité, Rossia avança en boitant vers le sas, tenant son surgeon en pot avec délicatesse.

— Attendez, lieutenant-colonel. J’ai quelque chose à vous offrir.

Il posa la main sur son surgeon, dont les branches retombaient comme celles d’un palmier. Aussitôt, l’une d’elles se détacha, comme s’il le lui avait demandé.

— Vous n’êtes pas un prêtre Vert, continua-t-il, vous ne pouvez donc l’utiliser pour communiquer. Mais je suis sûr qu’elle vous rassérénera.

Robb la saisit et la regarda avec curiosité.

— Je comprends votre intention. Comme un rameau d’olivier, n’est-ce pas ?

Le prêtre haussa les épaules.

— En un sens, oui… Peut-être y puiserez-vous aussi du réconfort. Qui connaît les ressources de la forêt-monde ?

Robb accrocha le rameau à sa boutonnière.

— Merci.

Son devoir accompli, le prêtre Vert regagna son poste, au cas où le général le manderait. Puis l’officier de pont cria :

— Préparez le lancement du vaisseau estafette !

— OK, je suis prêt à piloter ce bolide customisé, plaisanta Robb.

La voix du général Lanyan résonna par l’intercom :

« Lieutenant-colonel Brindle, il faut du courage pour entreprendre cette mission. Nous n’avons pas voulu cette guerre, et toute possibilité de paix doit être explorée. Tentez de ramener ces hydreux à la raison. »

Les soldats lancèrent de nouvelles acclamations. Deux techniciens scellèrent la lourde écoutille, pressurisèrent l’intérieur et vérifièrent une dernière fois l’intégrité de la coque. L’œuf de métal roula à travers la salle de lancement avant d’être largué.

Lanyan poursuivit :

« Je veux que la flotte se tienne en alerte maximale. À tous les officiers, regagnez vos appareils. Qu’on ne se fasse pas surprendre de nouveau le pantalon baissé sur les chevilles ! »

Tous se ruèrent à leur poste. Le cœur lourd mais résolu, Tasia embarqua à bord d’une navette qui l’emmena, elle et trois officiers, jusqu’à son croiseur.

« Je descends, et toujours aucun problème, transmit Robb à la flotte, tout entière à l’écoute. L’atmosphère s’épaissit, et je détecte un pic de température. Vitesse du vent en augmentation. (Chacun pouvait entendre les bourrasques qui se déchiraient sur la coque.) C’est comme essayer de se tenir sur un tigre en colère… »

Tasia déboucha sur la passerelle de sa Manta, où son officier de quart lui fit son rapport. Les vaisseaux avaient déjà reçu l’ordre de se disperser et de rejoindre leur position. Dix Mastodontes nouvelle génération et cinquante Mantas, dont une dizaine étaient pilotés par des compers Soldats, attendaient au large de la planète.

Tasia remplaça son adjoint au fauteuil de commandement.

— Montez le son des transmissions du lieutenant-colonel Brindle afin que tous puissent l’entendre, dit-elle.

« Toujours rien, émettait Brindle, bien que j’envoie mes messages de contact sur toutes les fréquences. Je distingue des couleurs tournoyantes dans les épaisses couches gazeuses. (Des parasites commençaient à perturber son signal à mesure qu’il descendait dans l’environnement hostile.) Est-ce que jadis, des gens ne se jetaient pas dans des chutes d’eau, enfermés à l’intérieur de tonneaux ? C’est exactement l’impression que ça donne. »

Patrick Fitzpatrick fit descendre sa Manta jusqu’à la limite de l’atmosphère d’Osquivel, comme s’il brûlait de combattre.

« Ici, on est parés pour une diplomatie plus musclée en cas de nécessité, Général. »

Celui-ci ne réprimanda pas son protégé pour avoir quitté sa position.

« Voilà, émit Robb, tous mes projecteurs sont allumés. On devrait me voir sans problème. Ohé ? »

Tasia espéra que ces lumières n’attirent pas quelque léviathan des nuées.

Puis, pendant dix interminables minutes, il n’y eut plus que le silence. Inquiets, les techniciens radio s’efforçaient de rétablir le contact. Tasia consulta l’altimètre afin de savoir à quelle profondeur se trouvait le vaisseau estafette. L’équipage avait du mal à rester impassible, les hommes se mordillaient les lèvres ou les ongles. Le silence s’éternisait.

Enfin, Robb envoya un message à travers une explosion de crépitements :

« … Fabuleux ! Je vois… jamais rien imaginé de pareil… » Un autre silence ponctué de parasites, puis : « C’est magnifique, tellement magnifique – crrrr… »

Un déferlement de bruit blanc noya la fréquence. Tasia écouta les transmissions provenant du navire amiral : les meilleurs techniciens radio tentèrent à plusieurs reprises de rétablir le signal, mais en vain.

« Nous avons perdu le contact avec le vaisseau estafette, Général. Les capteurs n’indiquent plus aucune trace de lui, quelle que soit la profondeur.

— La pression a-t-elle fini par l’écraser, ou les hydreux l’ont-ils détruit ?

— Impossible à dire, monsieur. »

Folle de chagrin et de rage, Tasia se rassit dans son fauteuil de commandement. Elle inspira à grands coups. Robb ! Elle écrasa le bouton de communication.

« Général, il faut envoyer un vaisseau éclaireur ! Pourquoi pas des compers Soldats ? Ils pourraient plonger et le ramener en sûreté. »

Robb était en vie… Il fallait qu’il le soit.

Alors le lieutenant Ramirez cria :

— Présence d’hydreux droit dessous, commandant ! On signale la destruction de deux Rémoras pilotés par comper.

Sur la fréquence principale, Lanyan beugla :

« Voilà donc leur réponse. Personne ne pourra dire que nous n’aurons pas essayé. Préparez-vous pour une offensive générale ! Vous connaissez la manœuvre. Donnez tout ce que vous pouvez. »

Une forêt d'étoiles
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