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ANTON COLICOS
Aucun doute, ce serait l’histoire la plus grandiose jamais racontée. Anton Colicos comptait écrire la biographie de ses illustres parents… avec style et sans fioritures, espérait-il.
Margaret et Louis Colicos élucidaient des mystères en fouillant la poussière de civilisations disparues. Il s’agissait de figures héroïques qui traverseraient les âges. Cependant, Anton privilégierait l’exactitude historique à l’aventure, comme ses parents l’auraient souhaité, quitte à rendre le récit moins intéressant.
Le soleil déversait ses rayons à travers les stores de son bureau, à l’université, tachetant de lumière les documents qu’il avait rassemblés. S’y trouvaient éparpillés photos d’enfance, articles de journaux, publications de recherche.
Au début de leur carrière, ses parents avaient utilisé des instruments ildirans de cartographie souterraine afin de mettre au jour une ville préservée dans le sable du Sahara. Puis ils avaient enquêté sur Mars au sujet des pyramides de Labyrinthus Noctis, démontant la théorie selon laquelle il s’agissait de l’artefact d’une civilisation perdue, au grand dam de certains théoriciens trop inventifs. Mais la vérité était la vérité.
Par la suite, les Colicos s’étaient consacrés à l’étude des ruines klikiss. Llaro, Pym, Corribus… Après la découverte du Flambeau klikiss, ils s’étaient rendus sur Rheindic Co – et n’avaient plus donné signe de vie depuis plusieurs années.
Au début, Anton ne s’était pas inquiété. À trente-quatre ans, cela faisait longtemps qu’il n’éprouvait plus le besoin d’entretenir de contacts fréquents avec ses parents. Ils n’avaient pas de comptes à lui rendre ; d’autre part, leurs recherches les conduisaient le plus souvent sur des planètes si isolées qu’il fallait des mois aux messages pour arriver à destination – voire des années. Même en mettant de côté les restrictions de transport et de communication imposées depuis que la guerre avait éclaté, il était courant qu’Anton reste sans nouvelles pendant longtemps.
Cinq ans, néanmoins, c’était trop long, d’autant que, cette fois, un prêtre Vert les avait accompagnés…
Anton avait envoyé plusieurs requêtes à l’administration de la Hanse ; mais comme il n’était qu’un obscur chercheur universitaire, ses lettres étaient demeurées sans réponse.
Il alla à la fenêtre et remonta les stores afin de contempler l’océan. Bien que l’immeuble dispose de la climatisation, il préférait ouvrir la fenêtre et sentir la brise fraîche venue de l’océan qui soufflait sur le quartier aux allures de parc de Santa Barbara.
Les cinq immeubles de facture excentrique qui composaient l’Administration des Études ildiranes de l’université avaient été conçus par des étudiants. L’infrastructure avait été édifiée selon une géométrie inhabituelle, avec des baies vitrées et des facettes évoquant Mijistra, la capitale d’Ildira. Des moulins à lumière répandaient leurs arcs-en-ciel sur les trottoirs. Le soleil de la Californie du Sud ajoutait à l’illusion, même si le jour le plus chaud et le plus clair ne pourrait jamais rivaliser avec l’éclat des sept soleils ildirans.
Profitant en partie de la notoriété de sa famille, Anton avait décroché un poste au département des Études épiques. Toute sa jeunesse, il avait accompagné ses parents sur leurs fouilles archéologiques et suivi les cours dispensés par des compers Précepteurs. Parfois, Margaret et Louis le traitaient davantage comme un collègue de travail que comme leur fils unique.
Il n’avait jamais pris soin de son allure. Il portait des vêtements mal assortis, sans la moindre concession à la mode, se contentant d’enfiler ce qui lui tombait sous la main. Ses cheveux d’un brun terne étaient raides, coupés de façon fonctionnelle. La lecture intensive avait endommagé sa vue. Deux opérations avaient été nécessaires pour corriger sa vision et il gardait encore l’habitude de plisser les yeux.
Tout le monde avait longtemps été persuadé qu’Anton suivrait la voie de ses parents. Toutefois, même s’il adorait les mystères anciens, il préférait de beaucoup les légendes à l’Histoire. Il avait obtenu deux doctorats, l’un en langues mortes, l’autre en mythologie comparative. Il excellait dans l’étude des fragments de La Saga des Sept Soleils que les Ildirans avaient offerts à la Terre.
Il connaissait par cœur des volumes entiers de contes populaires, pour la plupart dans leur langue d’origine : des sagas islandaises, l’épopée d’Homère, les Heike Monogatari du Japon, le cycle arthurien complet avec toutes ses variations, l’épopée sumérienne de Gilgamesh et bien d’autres histoires dont certaines n’avaient jamais été fidèlement traduites.
Si seulement il pouvait étudier avec des remémorants ildirans…
À quatre reprises, il avait envoyé des lettres de demande à Mijistra : au Mage Imperator, au Premier Attitré… Il y déclarait sa passion pour les cycles épiques et sollicitait une autorisation pour se rendre sur Ildira, faisant valoir que ses connaissances en mythologie terrienne pourraient enrichir La Saga et que leurs historiens apprécieraient d’apprendre les légendes humaines en échange : un gain mutuel, en quelque sorte.
Ses deux premières lettres avaient d’abord été ignorées, puis la troisième avait donné lieu à un refus ; quant à la quatrième, envoyée un an auparavant, elle avait dû se perdre dans le tourbillon de la guerre. Tout comme les demandes concernant son père et sa mère. Il n’y avait manifestement personne dans tout le Bras spiral pour l’écouter…
Ainsi avait-il conçu le projet de créer lui-même un mythe, en écrivant la biographie de ses parents. Il avait recouvert son bureau des notes qu’il avait réunies des années durant, et les avait organisées par thèmes : données biographiques d’un côté, travaux de recherches de l’autre.
Mais un récit impliquait une conclusion – si ce n’était sur leur vie, au moins sur leur sort. En l’absence d’information sur ce qui leur était arrivé sur Rheindic Co, Anton se sentait incapable d’achever cette biographie.
On sonna à la porte, et Anton leva les yeux vers le comper cuivré qui se tenait sur le seuil de son bureau. Les domestiques robots étaient omniprésents dans les couloirs de l’université, effectuant maintenance et livraisons. Beaucoup d’entre eux possédaient une programmation d’Amical, ce qui faisait d’eux de joyeux compères.
— Anton Colicos, veuillez confirmer votre identité.
— Présent à l’appel. Que veux-tu ?
Le comper tendit un colis décoré : une plaque emballée dans un papier miroitant estampé de motifs inhabituels qu’Anton reconnut sur-le-champ comme étant ildirans.
— Cela a été livré par coursier, dit le comper. Le président de l’université est intrigué au plus haut point. Les envois provenant directement du Palais des Prismes sont rares.
Anton saisit le colis.
— Je goûterai cet instant tout seul. Merci.
— Dois-je prévenir le président qu’il peut programmer une réunion ?
Le jeune homme soupesa le précieux paquet.
— Vas-y. Le président voudra que je m’explique, même s’il s’avère que ce n’est rien.
Comme le comper pivotait pour partir, Anton examina l’enveloppe chatoyante. Il la décacheta et en exhuma une plaque d’adamant gravée. C’était l’un des plus grands remémorants de la cour, un dénommé Vao’sh, qui en était l’auteur.
Ainsi, contrairement aux lettres d’Anton concernant le sort advenu à ses parents, celles sur l’étude de La Saga n’étaient pas toutes passées inaperçues. Le remémorant savait même que son correspondant connaissait l’écriture ildirane.
Anton était invité à se rendre sur Ildira afin de « partager des histoires et interpréter des légendes » avec Vao’sh en personne. Ses yeux brillèrent. Il ne parvenait pas à y croire. Son voyage était déjà programmé.
Il embrassa du regard ses notes éparpillées sur son bureau. La biographie de ses parents attendrait. Il allait à Mijistra !