Chapitre 94

 

 

Assis derrière son bureau, Morion contemplait l’homme aux cheveux d’argent.

— Puisque tu vas mieux, songeons à l’avenir. Il va falloir songer à créer une nouvelle escouade pour remplacer celle des Spectres.

— Vous êtes incroyable, seigneur, ma semaine de congé commence à peine et déjà vous me parlez de reprendre du collier ! De toute manière, je ne suis pas intéressé par une telle responsabilité. La mort de mon escadron m’a suffi. Je ne veux pas revivre ça à nouveau.

— Cellendhyll, je peux comprendre la perte que tu ressens mais tu dois la surmonter.

— Confiez cette tâche à un autre que moi. Gheritarish, par exemple.

— Ton comparse est parfait… dans les limites de ses capacités. C’est un excellent guerrier, un excellent sous-officier. Pas un véritable meneur, comme toi. Sans compter qu’il brille par son absence.

— Alors choisissez une Ombre ou quelqu’un d’autre, n’importe qui du moment que ce n’est pas moi.

— Voyons, Cellendhyll…

— Écoutez seigneur, la Mort accompagne chacun de mes pas, soit, cela je peux l’assumer. Mais subir la disparition brutale de tous ceux qui me sont chers, ceux que j’ai eu l’impression de mener à leur perte, cela m’est insupportable ! Vivre une telle chose une seconde fois me ferait perdre l’esprit. Vous me voulez en action ? Lancez-moi plutôt sur la piste du traître. Nous sommes en compte lui et moi.

— Je le ferais avec plaisir, si je savais où t’envoyer. Et ce n’est pas le cas, comme tu le sais. Il n’a commis aucune erreur qui nous permette de remonter jusqu’à lui.

— Il en a commis au moins une. Me laisser en vie !

— Concernant ton Dreylen, ne t’inquiète pas, tu seras le premier informé dès que j’apprendrai quelque chose et nous pourrons aviser de la suite à tenir. En attendant, que faire de toi ?

— Et ces vacances, alors ?

— Tu n’es pas fait pour les vacances, Cellendhyll.

— Si je vous prenais au mot, j’avouerais qu’il y a une autre personne qui mérite mon attention, murmura l’Adhan.

— Et qui donc ?

— Le Roi-Sorcier des Ténèbres. Cela fait trop longtemps qu’il s’acharne à m’éliminer. À Mhalemort, dès qu’il m’a vu, il a lâché son pouvoir sur moi. J’ai vu son regard, il recommencera dès qu’il le pourra. Il est temps pour moi de réagir.

— Le Père ? Rien de moins ?

Morion avait quitté sa nonchalance pour prendre un ton inquiet.

— Ai-je le choix ? riposta l’Ange. La prophétie dont il semble me considérer comme l’instrument a l’air de le déranger au plus haut point. Elle l’effraie même, si j’en crois les réactions qu’il a eues. Cette prophétie d’Arasùl, justement, avez-vous réussi à la déchiffrer ?

— Tu as le chic pour mettre le doigt sur les sujets épineux, Cellendhyll. Non, je voulais m’y atteler mais je n’en ai pas trouvé le temps. J’ai eu tellement à faire pour préserver Eodh, si tu savais… Mais quant à ton projet d’éliminer le Père de la Douleur, je ne puis le permettre. Non, non et non !

— Tiens donc ! Et si le Père obtient mon trépas, cela vous est-il acceptable ?

— Non plus et tu le sais parfaitement… Attention. Cellendhyll, tu t’aventures en un terrain à hauts risques. S’attaquer au souverain des Ténèbres est une tâche quasi impossible.

— Rien n’est impossible pour une Ombre du Chaos. Vous me l’avez répété maintes et maintes fois. Je vous rappelle que j’ai réussi à infiltrer Mhalemort et que j’y ai survécu.

Morion resta une bonne minute silencieux, mûrissant sa réponse, les doigts réunis en parallèle devant lui :

— Pour le plaisir de la discussion, en admettant que je permette une telle folie, j’entrevois bien une solution. Elle serait de monter un nouvel escadron et de soigneusement le préparer dans ce but. Je ne vois que cela. Seul, tu n’auras aucune chance de l’abattre.

— Je… Vous êtes un roué, si vous me permettez, mon seigneur. Vous me manipulez une fois encore. Vous espérez toujours me faire fléchir.

— Je ne vois pas de quoi tu parles. Si tu veux t’attaquer au Père de la Douleur, tu dois monter un commando d’élite pour te soutenir, c’est l’évidence. Cela dit, ce n’est pas pour autant que je te laisserai faire. La disparition brutale du roi ténébreux risquerait de créer un effroyable déséquilibre, des répercutions néfastes à l’échelle des Plans. Je ne peux l’autoriser.

— Tout au contraire ! L’Équilibre que vous prônez se porterait bien mieux après la disparition de cette pourriture de Roi-Sorcier. Avez-vous oublié le nombre de fois, durant toutes ces années, où nous avons dû intervenir pour contrer les menées du Père ? Un autre souverain à la tête des Ténèbres pourrait offrir de bien meilleures garanties pour la sauvegarde des Plans.

— Cette remarque est intéressante. Néanmoins, je pourrais rétorquer qu’en abattant le Roi-Sorcier, en admettant que tu sois capable de réussir, tu deviendrais toi-même un vecteur de déséquilibre. La perte du Père affaiblirait le royaume des Ténèbres. Les Seigneurs de Guerre se déchireraient pour s’arroger le droit de régner. Sans compter que l’Empire de la Lumière n’hésiterait pas à en profiter. Ce serait une offensive générale contre les Ténèbres, qui rejaillirait finalement sur les Territoires-Francs et l’Alliance formée par les Cités-Franches serait obligée d’intervenir. Cela provoquerait un embrasement général, une guerre totale, et cette situation se révélerait bien pire pour l’Équilibre que le règne du Père de la Douleur. Dois-je te rappeler qu’une bonne partie de l’ouest des Territoires reste inhabitable à cause des Grandes Guerres ?

— Peut-être, mais vous oubliez que le Père me craint. Pour une raison qui continue de m’échapper, il a ordonné ma mort à plusieurs reprises. Alors je ne le vois pas s’arrêter en si bon chemin, il va réessayer encore et encore. Je ne peux garder cette menace indéfiniment braquée sur moi ou je suis perdu. Êtes-vous prêt à perdre encore une Ombre, seigneur ?

— Évidemment pas. Eodh a bien trop besoin de toi, Cellendhyll. Il faut que j’analyse la question sous ses moindres aspects.

L’homme aux cheveux d’argent eut un sourire chargé d’ironie :

— En effet, il va vous falloir faire un choix : lequel du Roi-Sorcier ou de moi-même préférez-vous garder en vie ? Pour ma part, je ne doute pas qu’un jour ou l’autre le Père ne m’impose une nouvelle confrontation. Et ce jour-la, ce sera lui plutôt que moi !

Morion se laissa aller contre le dossier de son fauteuil et se massa les tempes :

— Ah Cellendhyll, je te fais venir pour avoir des réponses et tu ne fais que m’apporter des monceaux de problèmes à résoudre ! N’es-tu pas en congé ? Que fais-tu dans mon bureau ? Hors de ma vue !

 

L’Ange ressortit de la tanière de son maître en songeant à la prophétie d’Arasùl. Si Morion ne parvenait pas à la déchiffrer, il ne voyait pas ce que lui-même pourrait y faire. Il songea qu’il pourrait peut-être aller se renseigner du côté des Territoires-Francs. Par exemple auprès de son ami, Reydorn Aybarra, mage du Cercle, ou bien de Nifold, réputé fort savant, l’un des voleurs de la bande de Rathe le Corbeau, basée dans la capitale de la Lumière.

Songer à la Cité des Nuages réveilla une pensée qu’il avait remisée depuis trop longtemps. L’invitation de Priam, l’empereur de la Lumière. Rien que pour ennuyer Morion, l’Adhan était capable de provoquer une rencontre avec le Patriarche. Mais pas seulement pour cette raison. Il se sentait curieux. Le charisme de l’empereur était légendaire. Il était aimé et respecté de son peuple, dont Cellendhyll avait fait partie. Il n’avait cependant jamais rencontré Priam. Il était pourtant destiné à le faire dans sa jeunesse, après son accession au poste de Lige de la Lumière. Toutefois le destin en avait décidé autrement, en lui faisant suivre une voie différente, bien distincte. Celle du Chaos.

Oui, il avait envie d’entendre ce que Priam avait à lui dire. Encore un projet qu’il ferait bien de cacher à Morion. Ses pensées délaissèrent le Patriarche pour se cristalliser sur son seigneur chaotique.

Nos relations se désagrègent. Ai-je toujours envie de travailler pour lui ? Non. Oui. Je ne sais pas, il m’exaspère. Au fond, je crois que je pourrais me passer de Morion, mais pas de l’existence qu’il m’a offerte.

Je ne vois pas quel autre destin suivre depuis la mort de Dev’. Servir Morion m’offre les sensations fortes dont j’ai tant besoin. Mon équilibre, je le trouve dans l’action, au contact du danger. Le reste du temps, j’ai l’impression d’être une coquille vide. De surcroît, il me permet de me sentir important, spécial. J’ai ma place auprès de lui, et quoi que j’en dise, ce n’est pas celle d’un simple laquais.

Quelle autre alternative ? Quitter le Chaos pour faire quoi ? Je me suis déjà posé la question. Rejoindre les Territoires-Francs et intégrer une compagnie franche en tant qu’officier, j’en ai largement les capacités. Mais sans Dev’pour partager une telle entreprise, ça n’en vaut pas la peine.

Il fit une dizaine de pas avant que sa conscience ne le relance.

Tu oublies Estrée. Elle serait tout aussi parfaite que Devora dans ce rôle.

Partir avec Estrée à l’aventure, me laisser gagner par son charme, découvrir avec elle le goût de la liberté. Une idée ma foi séduisante… Non, une idée folle, car elle est l’héritière d’Eodh, son père et son frère ne me laisseraient jamais faire, inutile de se leurrer sur cette utopie.

Estrée. Il aimait prononcer ce nom. Le savourer.

Il avait envie de mieux la connaître. Il n’était pas amoureux d’elle, mais il éprouvait plus que de la simple attirance sexuelle.

Il ne se défiait plus de la jeune femme, elle lui avait démontré par des actes clairs qu’elle était digne de confiance.

Il ne se défiait plus de lui-même, car il s’était prouvé avec Devora qu’il était capable d’aimer, d’aimer véritablement.

Mais il se méfiait, pourtant, et cela entravait ses perspectives d’avenir. Il se méfiait du Destin. Ce joueur insaisissable, immatériel, qui semblait se complaire à lui ravir les êtres chers, à faire échouer ses amours.